jeudi 3 novembre 2011

La concurrence, un mythe


« La concurrence stimule les ventes et donc les débouchés pour les entreprises, ce qui les incite à recruter », vient de rappeler l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Pourtant, les vertus prêtées à ce principe reposent moins sur la science que sur la croyance, intéressée. Affirmer ainsi un tel dogme permet aux économistes néolibéraux d’écarter tout débat, et aux entreprises d’imposer leurs choix.
par Jacques Sapir, juillet 2006
De prétendues « évidences » économiques, utilisées comme argument d’autorité, polluent le débat politique. Elles aboutissent à rejeter certains thèmes hors du champ de la discussion : le protectionnisme, le rôle positif des entreprises publiques ou l’intervention de l’Etat, etc. Enfin elles prétendent s’imposer au-delà des clivages politiques, au nom de leur caractère « objectif ».
Si ces « évidences » économiques reposaient sur une base scientifique, les contester serait impossible. L’idée ne viendrait à personne de mettre aux voix les lois de la nature. Mais si ces bases se révèlent douteuses, alors le statut qu’elles ont acquis dans le débat relève non seulement de la fraude, mais aussi de l’usurpation antidémocratique : elles sont en effet établies par une minorité (les « experts »), par ailleurs politiquement irresponsable. Si elle prétend à la scientificité, l’étude de l’économie doit être soumise à des règles de vérification et structurée par des pratiques d’argumentation (1). Or la pensée économique néolibérale s’est affranchie de ces contraintes (2).
La principale pseudo-évidence qu’elle met en avant est le rôle fondateur de la concurrence (3), ce qui lui permet de justifier le primat du libre-échange en macroéconomie, et celui de la flexibilité en microéconomie. C’est pourquoi les néolibéraux ont voulu en faire un principe cardinal du traité constitutionnel européen. C’est là un des plus vieux débats de la pensée économique moderne. En effet, la question n’est pas de savoir si, dans certaines circonstances, et pour atteindre des résultats particuliers, la concurrence pourrait permettre la coordination des actions des uns et des autres. Présentée ainsi, la problématique s’ancre dans le réel. En revanche, pour les libéraux, le rôle de la concurrence constitue un dogme. Elle acquiert dès lors un caractère absolu qui transcende le problème des conditions concrètes de sa mise en œuvre.
On trouve l’origine de ce dogme dans les travaux des fondateurs de l’économie classique du XVIIIe siècle : David Hume, Bernard de Mandeville et Adam Smith. Ils ont voulu démontrer que la concurrence entre les activités individuelles, mue par les objectifs les plus égoïstes, aboutissait spontanément à un résultat positif pour la collectivité. Tel est le sens de la première théorie générale du libre-échange élaborée par Hume, de la Fable des abeilles de Mandeville et de la fameuse « main invisible » de Smith. Les argumentaires de ces trois auteurs ne résistent pourtant pas à l’examen.
La théorie de l’équilibre automatique du commerce international de Hume, reprise quasiment mot pour mot par les apologistes de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), se fonde sur des hypothèses irréalistes, notamment celle d’une information immédiate et parfaite des acteurs économiques, et celle des ajustements instantanés et sans coûts, à la fois entre l’offre et la demande, mais aussi au sein de l’offre et de la demande. En fait, il faut supposer que les biens et les services sont entièrement substituables les uns aux autres tant du point de vue du demandeur que de celui de l’offreur.
La thèse de Mandeville – les vices privés (l’égoïsme, l’ambition) se transforment souvent de manière non intentionnelle en des « vertus collectives », un peu comme une abeille construit une ruche sans le savoir et sans le vouloir – est une pure construction littéraire.
Quant à Smith, il n’a jamais démontré le mécanisme de la « main invisible » (le marché qui allouerait spontanément production et consommation mieux que tout système prépensé), ce dernier constituant en réalité, comme l’a mis en évidence l’historien Jean-Claude Perrot, une aporie religieuse dans une tentative de construction d’un discours scientifique (4).
En prétendant formuler des « lois » quasi naturelles, ces trois auteurs poursuivaient en réalité des objectifs politiques. Hume voulait montrer que le libre-échange, dans la mesure où il aboutit au bonheur de tous, rendait inutiles les conflits entre Etats (5). Pour Mandeville et Smith, l’organisation spontanée produite par la concurrence permettait de se passer des despotes éclairés et de leur arbitraire. On ne peut qu’éprouver de la sympathie pour le pacifisme de Hume, tout comme pour le rejet du despotisme chez Mandeville et Smith, mais on ne saurait confondre l’instrumentalisation bien intentionnée d’un discours pseudoscientifique et une véritable démonstration.
Vers la fin du XIXe et au XXe siècle, la théorie de la concurrence se diversifie. Trois écoles apparaissent. La première, qui exerce encore l’influence la plus grande, considère, à la suite de Léon Walras (1834-1910), que ce mécanisme conduit à l’équilibre entre les demandes des uns et les capacités des autres à y répondre. Vilfredo Pareto (1848-1923) a ajouté que cet équilibre économique était aussi, par nature, un équilibre social. Il n’existerait donc qu’une seule et unique réponse aux divers problèmes de l’économie réelle, et la concurrence serait à la fois optimale aux plans économique et social – ce qui clôt tout débat (6).
Un deuxième courant de pensée s’est développé en réponse aux divers problèmes que soulevait la théorie walraso-parétienne : celui, qualifié d’« autrichien », au sein duquel on trouve des auteurs comme Ludwig von Mises (1881-1973) et Friedrich von Hayek (1899-1992). Pour eux, la concurrence n’est pas un mécanisme spontané, mais un processus néodarwinien d’élimination des solutions les moins efficaces.
Enfin, pour une troisième école, la concurrence est avant tout une dynamique d’innovation qui précipite la destruction d’anciennes solutions par l’émergence de nouvelles, plus adaptées. Il n’est plus ici fait référence à un quelconque équilibre : la concurrence est simplement l’instrument d’une révolution permanente des activités, ce que l’on appelle la « destruction créatrice ». Joseph Schumpeter (1883-1950), l’auteur ayant le plus contribué à cette théorie, affiche les mêmes ambitions que les penseurs du XVIIIe siècle. Il s’agit bien de dépolitiser l’économie, de prétendre substituer des « lois » immanentes à l’action consciente et concertée des individus (7).
Ces trois écoles proposent des cadres incompatibles et irréconciliables. Si, en effet, on admet les hypothèses du modèle walraso-parétien élaborées par Kenneth Arrow et Gérard Debreu, deux des fondateurs de la forme moderne de l’école néoclassique dans les années 1940 et 1950, alors on ne peut accepter ni la théorie « autrichienne » ni la théorie schumpétérienne de la concurrence. L’inverse est également vrai. Par exemple, se situer dans le cadre des hypothèses de Hayek interdit toute référence à la théorie de l’équilibre. Loin de se cumuler, ces trois théories s’annulent.
Autre casse-tête : les hypothèses de départ. Celle d’une information complète et parfaite des agents économiques, nécessaire à la théorie de l’équilibre général, est absurde, sauf à les considérer comme omniscients. Elle n’en est pas moins centrale. Que l’on introduise des imperfections et des asymétries dans l’information des agents, et les marchés cessent alors d’être efficients, la concurrence devient déstabilisatrice, l’intervention publique directe requise. Cela est connu des théoriciens depuis longtemps (8).
D’autres hypothèses nécessaires à l’une ou l’autre de ces théories ne sont pas moins sujettes à caution. Le modèle d’Arrow et Debreu suppose que la hiérarchie des préférences des individus soit indépendante des contextes et des situations personnelles. Ainsi, si nous préférons le bien A au bien B et le bien B au bien C, il en sera ainsi en toutes circonstances et, face à un choix identique, nos réponses ne varieront jamais. Le processus de sélection imaginé par Hayek implique que ces préférences restent identiques dans la durée. Pour qu’il y ait sélection en effet, il faut que nos expériences soient entièrement comparables, et donc que nous ne changions pas d’avis entre deux expériences sur ce que nous préférons. Il faut aussi que toutes nos expériences nous laissent des souvenirs identiques, qu’elles soient anciennes ou proches. En termes mathématiques, on peut considérer que nous réagirions à la moyenne de nos expériences passées et non à un pic particulier.
Le modèle schumpétérien exige, quant à lui, que les chocs provoqués par l’innovation n’aient pas non plus d’impact sur la structure de nos préférences. Nous préférons le gain à la sécurité ou inversement. Notre rapport aux degrés de satisfaction ne change pas, et ce même si les gammes possibles de services rendus par des biens innovants sont très différentes de celles des anciens biens.
Ces hypothèses relatives au comportement des individus ont toutes été mises à l’épreuve depuis les années 1970 (9). Et elles ont toutes été invalidées dans des tests établis sous protocoles et répétables, c’est-à-dire dans les conditions mêmes qui caractérisent l’expérimentation scientifique. Ainsi, notre préférence entre deux traitements médicaux se modifie complètement suivant que leurs résultats sont exprimés en espérance de survie après une opération ou au contraire en risque de décès. De la même manière, le prix que nous sommes prêts à payer pour un bien n’est pas celui pour lequel nous sommes prêts à nous en dessaisir. Nos préférences pour le gain ou au contraire pour la sécurité basculent brutalement. Confrontés à des jeux de loterie identiques, mais dont les résultats sont exprimés parfois en monnaie et parfois en nature, les expérimentateurs changent souvent de stratégie alors qu’ils sont supposés réagir de manière stable. Enfin, nous oublions plus vite une douleur vive mais très courte qu’une douleur moyenne mais constante dans la durée d’un examen médical. Ces résultats détruisent les hypothèses du modèle néoclassique (stabilité des préférences et des stratégies), mais aussi du modèle hayékien et schumpétérien.
En fait, nos préférences sont déterminées par le contexte du choix (leframing effect) ou par notre richesse matérielle (l’endowment effect). Notre système cognitif réagit plus à des pics qu’à des évolutions progressives, et l’introduction d’éléments nouveaux entraîne en permanence une reconfiguration de nos modèles de choix.

Une stratégie de déni

L’invalidation massive et irréfutable du modèle d’un « agent individuel » dont les réactions seraient prévisibles quels que soient le contexte et sa situation – hypothèse que l’on trouve à la base de ces théories – est certainement une des avancées les plus importantes de ces trente dernières années dans le domaine des sciences sociales. Force est de constater que la majorité des économistes se sont engagés dans une stratégie de déni de ces résultats qui ont pour conséquence de déstabiliser radicalement leurs modèles. Ce faisant, ils montrent qu’ils ont cessé d’être des scientifiques (10). Le rôle fondateur de la concurrence dans l’organisation des activités économiques se révèle être non pas une hypothèse, mais une croyance de type religieux.
On en revient donc, en ce début du XXIe siècle, à la situation de la fin du XVIIIe. Un projet scientifique légitime – l’étude de la manière dont les sociétés humaines produisent, échangent et consomment – a été détourné à des fins purement idéologiques. Ajoutons ici, à la lumière des différents scandales auxquels des « experts » ont été mêlés lors des privatisations en Russie (11), ou des affaires Enron (12), WorldCom et Parmalat, etc., que ces fins semblent autrement moins nobles que celles que poursuivaient Hume, Mandeville et Smith...
En prostituant ainsi leur discipline, que ce soit pour les ors du pouvoir ou pour l’or tout court, certains économistes ont commis un double forfait moral. D’abord contre la démocratie, en tentant de présenter un mythe aux conséquences sociales ravageuses comme une vérité scientifique, comme une « évidence » indiscutable. Ensuite contre l’idée même de recherche, en discréditant aux yeux de beaucoup la légitimité d’une véritable étude scientifique de l’économie.
Jacques Sapir
Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en scien ces sociales, auteur notamment duKrach Russe, La Découverte, Paris, 1998.

Aucun commentaire: