mercredi 2 novembre 2011

Le capitalisme vit une crise existentielle




"C’est parce que l’on n’a pas confiance dans la vie et dans l’avenir, qu’on consomme, qu’on surconsomme et qu’on se lance sans arrêt dans une course compétitive."Christian Arnsperger - 1er novembre 2011


Un entretien avec Antoine Mercier, de France Culture.
Antoine Mercier : Vous êtes économiste et épistémologue, chercheur au Fonds National de la Recherche Scientifique de Belgique. Vous affirmez que nous assistons à « une crise existentielle du capitalisme »… Qu’entendez-vous par là ?
Christian Arnsperger : Quand je parle de crise existentielle, je veux dire qu’en réalité les racines de cette crise sont existentielles et se trouvent en chacun de nous. On pourrait aussi parler d’une crise anthropologique. On oppose souvent crise financière et crise économique dans l’économie réelle. Je crois que ce n’est pas une bonne distinction parce que la finance n’est que la contrepartie plus abstraite de nos pulsions de possession et d’accumulation. L’argent qui circule dans la finance symbolise non seulement« mon pouvoir d’avoir » mais aussi mon pouvoir de commander le travail d’autrui à mes propres fins. Pourquoi chacun de nous aspire-t-il à ce pouvoir ? Pourquoi voulons-nous tous posséder et accumuler ? C’est parce que nous avons des besoins et nous avons aussi des envies. La logique géniale ou diabolique du capitalisme, est de jouer sur la confusion entre« besoins » et « envies ». Le capitalisme a fini par nous faire prendre nos envies pour des besoins. C’est pourquoi nous courons après la consommation et l’accumulation. Donc c’est un système qui crée des compulsions répétitives chez la plupart d’entre nous, en tout cas ceux qui ont les moyens de se payer certaines choses, et qui crée en même temps des inégalités structurelles. De surcroît, il introduit une obligation de croissance car toute cette machine se base essentiellement sur le crédit et l’endettement. Nous sommes donc dans une sorte de machine infernale où ces trois éléments tournent en boucle.
Peut-on se passer de cette « machine infernale » ?
On ne peut pas se passer de l’économie, mais on peut et on va devoir se passer du capitalisme. Cette crise existentielle de l’économie est une crise vraiment essentielle du capitalisme, le symptôme d’un malaise profond. La crise existentielle de l’économie à laquelle on assiste aujourd’hui, repose d’abord sur une crise de confiance. Les gens consomment moins, on a tendance à ralentir l’accumulation, l’investissement. Mais ce qui ressort de mes travaux de recherche en philosophie de l’économie, c’est que la consommation, l’investissement et l’accumulation capitaliste sont eux-mêmes un symptôme du manque de confiance fondamental dans la vie et dans l’avenir.
A partir de quand cette machine infernale s’est-elle mise en place ?
En fait, le capitalisme a des racines religieuses anciennes. C’est une religion matérielle. Si je parle de crise existentielle c’est parce que nous ne pouvons pas nous passer, en tant qu’être humain, d’une réponse à notre manque profond, à notre angoisse existentielle, qui nous assigne notre humanité. L’expérience occidentale capitaliste était une tentative de combler cette angoisse d’être en lui fournissant de l’avoir. Elle a longtemps donné des bénéfices et puis maintenant elle commence à montrer ses limites.
Qui sont les penseurs de cette tentative ? Adam Smith ?
Adam Smith croyait en la providence divine. Il a certainement contribué à ce schéma, mais il n’a pas littéralement prétendu que la main invisible du marché était Dieu. C’est par la suite que les anthropologues et les philosophes ont pu échafauder cette idée, on pu l’approfondir.
On ne réalise pas spontanément que l’on se trouve dans un tel champ de croyance…
Et pourtant, il est inévitable qu’il y ait un champ de croyance. Il nous faut une réponse à notre angoisse existentielle. Quand nos décideurs disent qu’il s’agit d’une crise de confiance dans le capitalisme, ils ont raison. Il est vrai qu’au niveau superficiel du fonctionnement du système, se manifestent des anticipations pessimistes qui se réalisent d’elles-mêmes parce que tout le monde croit que ça n’ira pas… il n’y a plus de prêts entre les banques, il n’y a plus de crédits de trésorerie d’investissement aux entreprises, l’emploi chute, la consommation chute, etc. Donc à court terme, superficiellement, c’est vrai qu’on a l’impression que le problème vient du manque de confiance des gens dans l’avenir. Et l’on cherche à faire retrouver la confiance en nous faisant re-consommer et réinvestir. Or, je tiens le raisonnement inverse : c’est parce que l’on n’a pas confiance dans la vie et dans l’avenir, que l’on consomme, que l’on surconsomme et que l’on se lance sans arrêt dans une course compétitive. Ivan Illich aurait dit qu’on se fabrique des prothèses hétéronomes, c’est-à-dire des prothèses qui nous complètent, au lieu de travailler sur notre autonomie… L’autonomie nous est volée par le système alors qu’il nous la promet.
Cela signifie qu’on a construit pendant des siècles une culture basée sur le remplissage matériel, et symbolique aussi, d’un vide existentiel profond qui nous fait progressivement prendre les biens matériels, mais aussi les images, les idées, pour ce que j’appellerais des biens spirituels. Et du coup, on fait mine d’avoir confiance dans la vie en accumulant, en consommant, alors qu’en fait cette accumulation et cette consommation sont radicalement des manques de confiance dans l’avenir et dans la vie même.
Combien de temps cette crise peut-elle durer ?
Je pense qu’on ne peut pas le savoir parce que le capitalisme est devenu tellement complexe au sens scientifique du terme que c’est extrêmement difficile, voire impossible, à prévoir. Est-ce que ça peut recommencer comme avant ? Je le crains parce que nos décideurs politiques et économiques qui voient les choses à très court terme, se sont précipités dans des mesures de relance… Est-ce qu’elles seront suffisantes ? C’est une question… mais en tout cas elles pourraient marcher et alors je pense qu’on raterait en fait une opportunité ! C’est un peu triste à dire, mais souvent les crises dans l’existence d’un être humain sont des opportunités à la fois de souffrir et de changer fondamentalement les choses…
Est-il imaginable que tout reparte sans que les symptômes de cette crise « existentielle » réapparaissent à plus ou moins long terme ?
Ils vont réapparaître. En vérité on a le choix entre deux remèdes. Un remède choc qui consiste à administrer à la machine économique un antibiotique tel que le virus endémique soit éradiqué, mais alors on sort du capitalisme… ou bien…un remède qui est celui qui a été choisi et qui consiste à mettre le malade sous perfusion. Le virus pourra continuer à agir dans l’organisme et va donner lieu à des rechutes constantes et permanentes, mais qu’on utilisera à chaque fois comme prétexte pour une nouvelle relance… Mais, en principe également, on pourrait assister à un scénario où plus personne ne veut des bons d’Etat américain, par exemple, ou français, ce qui précipiterait vraiment les Etats dans des catastrophes budgétaires majeures. L’affaire grecque n’est qu’un micro exemple de ce qui pourrait se passer à beaucoup plus grande échelle.
Que peut faire pour en sortir ?
Il y a deux choses essentiellement à faire : d’une part, promouvoir par l’éducation, par les médias, une nouvelle vision de l’éthique et, d’autre part il est très important de promouvoir chez les citoyens que nous sommes un sursaut d’autocritique parce que nous sommes tous partie prenante dans ce système. Il ne faut pas croire qu’il y a les méchants et les gentils. Nous sommes tous, en tant que consommateurs, investisseurs, rentiers, partie prenante dans ce système d’angoisse.
Je propose la mise en œuvre de trois sortes d’éthiques. Premièrement une éthique de la simplicité volontaire, un retour vers une convivialité beaucoup plus dépouillée… Deuxième éthique : une démocratisation radicale de nos institutions, y compris économiques, allant jusqu’à la démocratisation des entreprises… Et troisièmement : une éthique de l’égalitarisme profond, allant jusqu’à « une allocation universelle », c’est-à-dire un revenu inconditionnel de base versée à tous les citoyens…
Croyez-vous que les politiques pourraient-être influencés par ce discours ?
Politiquement, évidemment, ce genre de chose ne fait pas recette. Mais il s’agit plutôt de créer un mouvement. Je ne crois pas tellement pour l’instant au passage par le politique traditionnel. Ma visée consiste à toucher les mouvements citoyens qui sont beaucoup plus à même de prendre en main un destin collectif. Les politiques sont dans le court terme parce que c’est ainsi que la démocratie fonctionne. Ils ne sont pas capables d’envisager des grandes réformes qui sont toujours venues de la démocratie elle-même, des mouvements citoyens qui ont pris en main les idées philosophiques construites par certains intellectuels qui étaient au service du citoyen. Souvent la critique du capitalisme passe par des idées tout de suite politiques : il faut changer les règles du système, il faut… très bien, mais les règles du système ne seront pas endossées par les gens s’il n’y a pas un changement des mentalités. Je pense qu’il faut un changement vraiment radical de vision, de compréhension de ce qui nous fait participer à ce système
Si on arrête de consommer, si on ne peut plus consommer, qu’est-ce qu’on fait de notre angoisse ?
Toutes les grandes traditions spirituelles, je ne dis pas nécessairement religieuses au sens étroit du terme, mais spirituelles, on de tout temps proposé des réponses à cela. Lisez Gandhi, lisez les Evangiles, lisez tout ce que vous voulez là-dessus. D’ailleurs, croyez-moi, les librairies sont pleines de réponses. Dans les voies du changement intérieur, on essaie de se recréer une authentique capacité de vivre une vie autonome.
Qu’entendez-vous par « vie autonome » ?
Il va de soi que je ne fais pas du tout un plaidoyer de l’individualisme, de l’isolement, de l’autosuffisance. Je me réfère au très grand philosophe Ivan Illich qui devrait d’ailleurs être remis d’urgence au goût du jour ces temps-ci. L’idée générale, c’est qu’il faut recréer une convivialité critique. Chacun doit conquérir personnellement son autonomie, chacun doit faire un travail de déconditionnement, une autocritique de sa complicité avec le système. Cela passe par un ancrage dans la localité et dans le partage du pouvoir, dans une éthique que j’appelle non pas communiste ni communautariste mais plutôt une éthique « communaliste » qui débouche sur une simplicité volontaire et une démocratisation radicale se traduisant par une relocalisation de l’économie. Il ne s’agit pas de devenir protectionniste ou auto-suffisant. L’être humain, qu’on le veuille ou non, est un être d’ancrage. Simone Weil disait « un être d’enracinement ». Or l’enracinement se perd dans le capitalisme mondialisé. Il faut le retrouver dans un travail de recherche personnelle avec le soutien d’une commune, comme on disait au 19ème siècle.
Cela ne risque-t-il pas d’être récupéré sur un mode contraignant politiquement ?
N’importe quoi peut être récupéré. On est bien d’accord qu’il faut tout le temps être vigilant à ce sujet. Les nouveaux militants doivent être des êtres libres. Il y a un aspect anarchiste, un aspect d’émergence à partir de la base. Il ne s’agit pas de donner ce genre de programme en pâture à un parti politique. Ce n’est pas un projet politique au sens traditionnel, c’est un projet citoyen. Et ce n’est pas non plus un projet contraignant qui appellerait directement des législations, des lois. Certains parlent de mesures telles que le Revenu Maximum Autorisé, le RMA. Je pense cependant qu’il vaut mieux que ce genre de choses s’instaure de soi-même. Certains intellectuels de gauche vont me dire : « oui, mais tu es complètement idéaliste, ça n’ira jamais, les gens ne le feront jamais ». Alors si les gens ne le font jamais, il faut peut-être se résoudre à ce que le capitalisme soit le moins mauvais système. Moi, je crois vraiment dans l’émergence citoyenne et non dans la contrainte politique traditionnelle.
Y a-t-il des pionniers en la matière ?
Absolument…Il se développe maintenant, par exemple, ce qu’on appelle« des groupes de simplicité volontaire ». Il s’agit de groupes de gens de tous âges, de tous horizons, plus ou moins fortunés, qui se réunissent sans contrainte pour partager des expériences de tentatives de simplification de leur existence, sur fond de réflexion sur le sens du système. Et ça se fait absolument spontanément…
Par exemple, qu’est-ce qui revient le plus souvent dans cette réflexion sur la simplification de l’existence des personnes ?
Simplement la question de l’encombrement. Chacun se pose la question psycho-spirituelle de son « aliénation ». Comment est-il possible que je sois aussi encombré, que je doive faire dans ma vie ce qu’Ivan Illich appelait« autant de détours contreproductifs » ? Comme fais-je pour perdre ma vie à essayer de l’améliorer alors qu’en réalité l’amélioration nette est quasi nulle, voire même négative parfois ? Donc les gens se posent des tas de questions sur la façon de désencombrer leur vie, la façon aussi de ne plus collaborer à la logique ambiante : « est-ce que je dois investir mon argent ailleurs, est-ce que je ne dois plus investir mon argent, mais alors qu’est-ce que je dois en faire, est-ce que je dois gagner moins, ne plus rien dépenser ? » Il y a des tas de questions qui peuvent paraître un peu naïves au départ, mais qui sont en réalité extrêmement poignantes.
Cela concerne quel milieu social principalement ?
Tous, c’est qui est surprenant. Dans les années 60-70, les milieux hippies étaient plutôt des milieux jeunes, aisés. Ce qui explique d’ailleurs que le mouvement hippie a donné lieu au consumérisme des années 80 ! Aujourd’hui, cela touche des grands-parents, des jeunes, des profs, des gens vraiment de tous horizons, même des gens fortunés. On constate que le spectre social, sociologique, est vraiment étonnement large… Et le mouvement prend de l’ampleur.
Et tout cela ne va pas faire un monde ennuyeux ?
Pas du tout… ça fera enfin un monde convivial, débarrassé des compulsions dans lesquelles nous nous empêtrons pour l’instant…

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