lundi 13 février 2012

Les Grecs sous le scalpel

par Noëlle Burgi, décembre 2011
« Tu ne sais pas ce qui t’attend demain au réveil. » Pas une personne rencontrée à Athènes, à Salonique ou ailleurs qui n’ait, à un moment ou à un autre, prononcé cette phrase. En Grèce, la hantise du lendemain est ressentie comme une prison enfermant chacun dans l’incertitude d’une existence individuelle et collective menacée de destruction imminente. Pourtant, ce pays à l’histoire tourmentée n’en est pas à sa première épreuve. Les Grecs se conçoivent comme un peuple doté d’une intelligence spéciale, d’un caractère bien trempé, surtout dans l’adversité. « Nous avons toujours connu des périodes difficiles ; nous nous en sommes toujours sortis. Mais maintenant, on nous a enlevé l’espoir », soupire la gérante d’une petite entreprise.
Tandis que les programmes d’austérité s’empilent, des lois, décrets et circulaires mettent en cause les normes sociales, économiques et administratives du pays.

« Quand tu appelles la police, elle te répond :
“Débrouille-toi !” »

Tout change tous les jours. Ce qui était encore vrai hier ne l’est plus aujourd’hui ; demain, on ne sait pas. Les administrés subissent une bureaucratie de plus en plus tatillonne, kafkaïenne, aux règles incompréhensibles, toujours changeantes. « Les gens veulent se mettre en conformité avec la loi, explique une employée à ses collègues dans une mairie des Cyclades. Mais nous, nous ne savons pas quoi leur dire, nous n’avons pas le détail des mesures ! » Un homme a dû payer 200 euros et présenter treize documents et pièces d’identité pour obtenir le renouvellement de son permis de conduire. Certains employés du secteur public font de la résistance passive. « On leur coupe leurs salaires, alors ils ne travaillent plus. Quand tu appelles la police pour lui signaler quelque chose qui t’arrive, elle te répond : “C’est ton problème, débrouille-toi !” », raconte un ingénieur de la marine marchande à la retraite, très remonté contre le gouvernement. Les tensions s’exacerbent. On rapporte une sensible augmentation de la violence intrafamiliale, des vols et des homicides (1).
D’un côté, les salaires diminuent — de 35 à 40 % dans certains secteurs —, de l’autre, des impôts sont constamment créés, quelquefois avec effet rétroactif au début de l’année civile, certains prélevés à la source, d’autres non. Soit une baisse effective des revenus qui dépasse souvent 50 %. Parmi les dernières taxes inventées figurent, à partir de l’été dernier, un impôt de solidarité (de 1 à 4 % des revenus annuels), une taxe pétrole et gaz naturel dont doivent s’acquitter les contribuables en sus de leur consommation d’énergie, l’abaissement de la première tranche d’impôt sur le revenu qui passe de 5 000 à 2 000 euros par an, une taxe foncière de 0,50 à 20 euros par mètre carré reportée sur la facture d’électricité et payable en deux ou trois fois sous menace d’une coupure de courant et de pénalités.
Début novembre, ni les retraités ni les salariés (du public ou du privé) ne savaient ce qu’ils toucheraient à la fin du mois. Travailler sans être payé est assez courant. Dans les entreprises et services publics en voie d’« assainissement », un plan drastique de réduction des effectifs est mis en œuvre. D’ici 2015, cent vingt mille salariés de plus de 53 ans devraient partir en « réserve ». La réserve est l’antichambre de la mise à la retraite d’office des fonctionnaires ayant accompli trente-trois années de service : ils sont renvoyés chez eux et ne touchent plus que 60 % de leur salaire de base. Bon nombre de fonctionnaires retraités d’office n’auront bientôt qu’un revenu de misère, comme nous l’expliquaient un groupe d’ex-cheminots âgés de 50 ans et plus. Reconvertis en gardiens de musée dans le cadre d’une procédure de mobilité « volontaire » (2), ils touchaient autrefois 1 800 à 2 000 euros par mois, un revenu relativement confortable en Grèce ; leur salaire de base oscille désormais entre 1 100 et 1 300 euros et plafonnerait à 600 euros pour les « réservistes ». Enfin, ils pourraient perdre ce revenu s’ils cherchaient à s’en sortir en occupant un autre emploi rémunéré : cela leur est formellement interdit — et les autorités n’hésitent pas à appliquer la sanction.
La compression des salaires crée une « situation sauvage », comme le confie une habitante de Salonique, qui ajoute : « Je ne paie plus mes factures, je réduis mes achats, les magasins ferment, le chômage augmente… ». En mai, le taux de chômage officiel — probablement très inférieur au taux réel — était de 16,6 % (et de 40 % chez les jeunes), soit dix points de plus qu’en 2008. Cataclysmique, la crise économique, sociale et politique a des conséquences alarmantes sur la santé publique. Les budgets ont été coupés en moyenne de 40 % dans les hôpitaux et les centres de soins publics. Mais les admissions aux urgences croissent et, simultanément, les taux de non-recours à un médecin augmentent. Plusieurs personnes rencontrées rapportent que les médicaments ne sont pas ou ne seront bientôt plus distribués. « Mon père, s’indigne une journaliste, souffre de la maladie de Parkinson ; ses médicaments coûtent 500 euros par mois. La pharmacie lui a fait savoir qu’elle ne pourra bientôt plus les lui délivrer parce que l’assurance ne la paie pas. »

On retire les parents âgés des institutions
pour économiser la pension

Les maladies physiques (notamment les affections cardiaques) et psychiques augmentent considérablement. Des enquêtes épidémiologiques récentes montrent que l’insoutenable difficulté de la vie quotidienne, dans un contexte d’endettement personnel et de chômage, provoque « des troubles dépressifs majeurs, des perturbations et une angoisse généralisée » qui contribuent à expliquer l’augmentation spectaculaire du nombre de suicides (3). Selon des chiffres non officiels évoqués par les parlementaires, ces derniers ont crû de 25 %en 2010 par rapport à 2009 et, selon le ministère de la santé, de 40 % pendant la première moitié de 2011, comparé à la même période l’année précédente. Les données publiées par la revue The Lancet (4) indiquent une hausse importante de la prostitution, ainsi que des contaminations par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) et des autres maladies sexuellement transmissibles (5). Le nombre de sans-abri n’a jamais été aussi élevé, et le profil des personnes concernées est en train de changer : « Autrefois, c’étaient plutôt des alcooliques, des toxicomanes et des malades mentaux ; maintenant, les sans-abri risquent davantage d’être des individus ou des familles de la classe moyenne, des jeunes et des personnes modérément pauvres (6). »
Comment sortir d’une crise aussi grave, voire « barbare », selon l’expression d’un travailleur social ? Abandonnée à elle-même, la société n’a plus les ressources suffisantes pour faire jouer efficacement la solidarité familiale qui pallie traditionnellement les carences de l’Etat social. Beaucoup veulent quitter le pays, et ceux qui le peuvent partent. Pour les autres, les choix sont très limités. Ils se tournent parfois vers l’Eglise, qui leur offre son soutien en organisant des repas collectifs, en prêtant des locaux... A Salonique, le père Stephanos Tolios reçoit des dizaines de personnes désespérées qui le sollicitent pour du travail. Que peut-il faire devant les piles de dossiers qui grandissent chaque jour après leur passage ? Dans plusieurs villes (Vólos, Patras, Héraklion, Athènes, Corfou, Salonique), des communautés ont mis en place une économie parallèle en inventant des systèmes locaux d’échange. Ces initiatives ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. La situation est si grave que les familles en viennent à sortir les grands-pères et grands-mères des institutions où ils sont placés pour les ramener au domicile familial et récupérer la somme de 300 ou 400 euros qui était versée à la maison de retraite.
Aucun pays ne résisterait à un tel choc. La Grèce moins que d’autres : elle n’est pas préparée à affronter les conséquences sociales et sanitaires de l’austérité que lui imposent, avec une « cruauté scientifique (7) », les élites transnationales et nationales. Elle n’a pas eu le temps ni les moyens de développer un système de protection sociale abouti, et les filets existants se déchirent. De plus, le système clientéliste, autre face d’un Etat aux capacités historiquement faibles, a gangrené ce qui avait pu être construit. « Maintenant, tout s’effondre », observe l’intellectuel Sotiris Lainas, de l’université Aristote de Salonique, par ailleurs responsable d’une structure d’intervention thérapeutique.

La « cruauté scientifique »
de l’austérité imposée
par les élites nationales

Cherchant à faire des économies pour satisfaire les exigences de la « troïka » (Union européenne, Fonds monétaire international [FMI] et Banque centrale européenne [BCE]), le vice-premier ministre du précédent gouvernement — celui de M. Georges Papandréou — a supprimé deux cent dix lignes budgétaires du ministère de la santé. Par là même, il condamnait autant de structures (grandes et petites) et de programmes de rue. Il l’a fait sans considération pour leur qualité éventuelle, mettant en danger le travail d’équipes réellement utiles, souvent indispensables (au sein de la Fédération panhellénique de la maladie d’Alzheimer, par exemple). L’intervention de forces transnationales qui portent depuis au moins trente ans le projet de déconstruction de l’Etat social est ainsi relayée au niveau national par des acteurs longtemps partie prenante d’un système clientéliste, inefficace et corrompu.
Comme si cela ne suffisait pas, le grand déballage des offenses à la moralité puritaine dont les Grecs, à l’image de leurs dirigeants, se seraient rendus coupables retourne contre la population la responsabilité de la crise. Le procédé est classique : il suffit de stigmatiser certains groupes sociaux et de les exposer à la vindicte populaire. Sans nuances, fonctionnaires, médecins et commerçants soupçonnés de dissimuler leurs factures au fisc sont dans la ligne de mire. Or la population n’ignore pas la source du problème — avant tout « le système et les dirigeants » — sans pour autant savoir que faire.
La corruption et le clientélisme ont des racines historiques profondes. La Grèce n’a jamais eu un Etat moderne disposant d’une bureaucratie relativement autonome, affranchie des intérêts privés, ni de citoyens souverains. Pays périphérique dans le système international, dont les institutions ont été importées et imposées de l’extérieur par des puissances étrangères dès son indépendance en 1830  (8), elle a toujours été tributaire des rapports de forces internationaux et fut intégrée à l’économie capitaliste dans une position de dépendance. Elle a hérité de cette trajectoire un modèle politique artificiellement plaqué, dès l’origine, sur une société traditionnelle et fragmentée, structurée autour de loyautés locales, de la famille étendue, du village et de valeurs communautaires. Aujourd’hui comme hier, son système est autoritaire et très centralisé, réfractaire à la séparation des pouvoirs comme aux revendications d’autonomie locale ou de démocratie substantielle (9). Le clientélisme et la corruption trouvent là un terreau fertile pour se perpétuer. Ils servent les intérêts et assoient la domination des élites. Les citoyens subissent cette situation à laquelle ils se sont adaptés.
Critiques d’eux-mêmes et de leur pays, quoique fiers, les Grecs n’ont jamais été naïfs. Mais ils sont démunis. Quel modèle de société une population jusqu’ici « foncièrement incapable de constituer une communauté politique (10) », selon l’expression de Cornelius Castoriadis, peut-elle imaginer ? Voudrait-elle « revenir à l’avant-crise, quand on vivait dans le mensonge », comme l’explique ironiquement Lainas, qu’elle ne le pourrait pas : le choc est trop violent et se traduit — c’est ce qui frappe le plus — par des appels récurrents à l’ordre et à l’autorité. Les sondages favorables lors de la formation du nouveau gouvernement dirigé par M. Lucas Papadémos, ancien gouverneur de la Banque de Grèce nommé début novembre premier ministre en remplacement de M. Papandréou, traduisent dans une partie de la population le sentiment qu’il vaut peut-être mieux avoir au pouvoir des technocrates plutôt que la classe politique honnie. Cela n’exprime en aucun cas une adhésion aux programmes d’austérité, mais plutôt une aspiration à tourner la page. Un « podestat étranger » (podestà forestiero (11)), expression utilisée par M. Mario Monti avant qu’il ne soit lui-même nommé président du conseil en Italie, est pour certains le gage d’un gouvernement honnête et compétent qui agirait dans l’intérêt du pays.
En sera-t-il ainsi ? On a toutes les raisons d’en douter. Après avoir cru s’être débarrassés de leurs dirigeants, les Grecs risquent de ne plus savoir contre qui se soulever. « Il n’y a pas d’ennemi, remarque Lainas. Le gouvernement abstrait, c’est ça leur force. FESF (12)  ! L’ennemi peut être abstrait, le malheur est réel. Ils te volent la vie. Ils me privent d’avenir. »
Noëlle Burgi
Chercheuse au Centre européen de sociologie et de science politique Paris-Sorbonne, Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

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