lundi 19 mars 2012

Histoire d’un label politique

Classer un parti, un député ou une série de mesures « à gauche » ne va pas de soi. Cette catégorie a une histoire, et son sens est en permanence redéfini par les luttes politiques.
par Laurent Bonelli, novembre 2011
Qu’est-ce qu’être « de gauche » ? La question peut paraître naïve, tant ce label structure les identités des organisations politiques (« la gauche parlementaire », « une mairie de gauche ») et les valeurs des individus (de « l’intellectuel de gauche » au « peuple de gauche »). Pourtant, la partition entre la gauche et la droite n’a rien de naturel, d’immuable, ni même de nécessaire.
Au XVIIIe siècle, en France, le clivage principal confronte une aristocratie foncière dotée de pouvoir politique et une bourgeoisie marchande réduite à un rôle de bailleur de fonds. Le monopole du vote que cette dernière conquiert après la Révolution française mobilisera contre lui les républicains du XIXe siècle, qui étendront le droit de suffrage. A l’autorité sociale personnelle des notables, les nouveaux venus opposent une forme collective d’organisation, le parti. Aux distributions d’argent, de boisson ou de nourriture qui accompagnent le vote, ils répondent par l’élaboration de programmes et la valorisation de l’idéologie. Peu à peu, ces règles du jeu s’imposent à tous.
Mais elles ne suffisent pas à isoler une « identité » de gauche. L’histoire est en effet riche de déplacements sur l’échiquier politique. Parvenus au pouvoir, les républicains — rebaptisés « opportunistes » — subissent les foudres des « intransigeants » et des radicaux. Puis, ces derniers deviennent la cible des socialistes après que Georges Clemenceau, alors ministre de l’intérieur, eut fait réprimer les grèves de 1906. « Le critique d’hier, dira de lui Jean Jaurès en 1906, placé devant le néant de ses conceptions d’avenir, est inévitablement gagné par un mouvement de mauvaise humeur qui se traduit par l’abondance de l’emploi militaire et policier. » A son tour, la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) subira les attaques des communistes, au point d’exploser au congrès de Tours en 1920. Ces luttes sur la définition de la gauche remodèlent en permanence les valeurs dont elle peut se revendiquer : l’affaire Dreyfus interdit par exemple immédiatement aux nationalistes et aux antisémites — dont certains appartenaient pourtant à l’Union socialiste de la Chambre des députés — de se dire de gauche.
S’il s’agit davantage d’une position relative dans le jeu politique que d’une identité fixe, pourquoi parler de « partis de gauche » ? Les formations qui se réclament de ce label ont en commun d’être apparues dans une période marquée par la révolution industrielle et la parlementarisation des régimes. L’essor de l’industrie pose de manière nouvelle la question de la répartition de la richesse issue de la production (la valeur ajoutée), autrement dit des relations entre le travail et le capital. Et la gauche se place alors résolument du côté des travailleurs (particulièrement des ouvriers), d’où les noms des partis qui se créent alors : Parti travailliste au Royaume-Uni (et dans ses colonies) ; Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) ; Parti ouvrier socialiste (Sozialistische Arbeiterpartei, l’ancêtre du Parti social-démocrate) en Allemagne ; Parti des travailleurs italiens, etc.
Les objectifs poursuivis vont en ce sens, même s’ils connaissent des variations nationales (en fonction notamment de l’intensité de la lutte anticléricale). Le « règlement » adopté en janvier 1905 annonce par exemple que la SFIO est « un parti de classe qui a pour but de socialiser les moyens de production et d’échange, c’est-à-dire de transformer la société capitaliste en société collectiviste ou communiste, et pour moyen l’organisation économique et politique du prolétariat ». Le Labour britannique est à l’origine un comité représentatif des travailleurs, qui doit porter les revendications des syndicats dans l’arène parlementaire.
La stratégie vis-à-vis des institutions politiques existantes varie. Pour les plus révolutionnaires, les régimes parlementaires représentent les possédants et doivent être combattus sans relâche. Pour d’autres, ils peuvent aider à résoudre la question sociale (1). L’accession de mouvements de gauche au pouvoir accentue cette tension. Les gouvernements issus de la révolution russe ont bouleversé le régime de la propriété et déconnecté le revenu de l’activité salariée. Ils ont fondé une économie extérieure aux règles du marché et se réclamant de l’égalité. Ailleurs, des expériences réformistes ont tenté de diminuer l’antagonisme entre le capital et le travail, par une répartition moins injuste de la richesse. C’est le chemin emprunté par la plupart des social-démocraties. Sous la pression organique ou conjoncturelle de mouvements ouvriers, syndicaux ou sociaux, elles ont étendu les protections des travailleurs (retraites, assurance-maladie, congés payés) et mené des réformes fiscales redistributives.

La question des régimes de propriété a presque disparu des projets et programmes

A l’heure où tous les indicateurs convergent pour signaler la part « inhabituellement élevée » des profits par rapport aux salaires dans la plupart des économies développées, il est surprenant que la question du partage des richesses occupe une part si modeste dans les réflexions et projets de la gauche, et que celle des régimes de propriété ait presque disparu.
L’effondrement du bloc communiste a pratiquement anéanti l’idée d’une autre voie que celle de l’économie de marché. Les transformations du capitalisme (financiarisation, transnationalisation) et celles du salariat ont également compliqué la question.
Mais la professionnalisation de l’activité politique a également joué un rôle (2). Au départ, celle-ci représentait, paradoxalement, une condition nécessaire de la démocratisation. Vivre pour la politique était simple pour les notables, car leurs revenus les mettaient à l’abri du besoin. En revanche, les nouveaux venus devaient pouvoir vivre de la politique. Peu à peu, la fin s’est confondue avec les moyens. Les partis ont besoin d’élus pour fonctionner et les élus besoin du parti pour poursuivre l’activité dans laquelle ils se sont spécialisés. Très tôt, ce mécanisme de professionnalisation va se doubler d’une sélection sociale. En l’absence de politique volontariste de promotion (comme celle du Parti communiste français pendant des décennies), les plus démunis sont exclus des postes les plus élevés : en France, à l’Assemblée nationale, 7 % des élus appartiennent aujourd’hui aux groupes ouvriers, employés et personnels de service, lesquels représentent plus de 60 % de la population active…
Le champ politique tend donc à exclure ceux qui ne sont pas des professionnels. Des militants, on n’attend plus qu’une mobilisation lors des joutes électorales. Quant aux électeurs, ils assistent à des jeux politiques qui leur paraissent de plus en plus abstraits et ésotériques. Ainsi, lors des récentes primaires socialistes, il fallait une bonne dose de connaissances pour comprendre le ralliement de M. Arnaud Montebourg à M. François Hollande, avec lequel il était en désaccord sur presque tout, alors que M. Benoît Hamon, largement d’accord avec M. Montebourg, soutenait, lui, Mme Martine Aubry, avec laquelle il ne partageait quasiment rien… La désaffection électorale des milieux populaires vient peut-être aussi de cela.
Le sociologue Robert Michels, étudiant le Parti social-démocrate allemand au début du XXe siècle, constatait déjà que la victoire des partis de gauche débouchait davantage sur le pouvoir d’une oligarchie politique — gouvernant en fonction de ses intérêts propres — que sur celui du peuple qui les avait élus. Il contrebalançait néanmoins ce constat un peu amer en concluant : « Contre la traîtresse, se dressent sans cesse de nouveaux accusateurs qui, après une ère de combats glorieux et de pouvoir sans honneur, finissent par se mêler à la vieille classe dominante, cédant la place à des opposants nouveaux qui, à leur tour, les attaquent au nom de la démocratie (3). »
Laurent Bonelli

Source: Le Monde Diplomatrique
(1) En 1900, le débat entre Jules Guesde et Jean Jaurès est emblématique de cette opposition. Cf. Max Bonnafous (sous la dir. de), Œuvres de Jean Jaurès, vol. 6 : Etudes socialistes II, 1897-1901, Rieder, Paris, 1933.
(2) Cf. Delphine Dulong, La Construction du champ politique, Presses universitaires de Rennes, 2010.
(3) Robert Michels, Les Partis politiques, Flammarion, Paris, 1971 (1re éd. : 1914).

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