Le carré rouge flotte sur le Québec
Il y a encore un peu plus de quarante ans, il n 'était pas rare à Montréal, alors « métropole du Dominion du Canada », de s'entendre répondre dans les grands magasins du centre-ville aux mains des descendants de riches colons anglais ou écossais : « Speak white ! » lorsqu'un (in)fidèle sujet francophone de sa majesté britannique s'adressait dans sa langue au vendeur.
C'est dans ce
contexte d'oppression coloniale constante depuis au moins la répression
de l'insurrection des patriotes de 1838 que, au cours des années 1960,
ceux que les colons anglais appelaient alors souvent « les nègres blancs
d'Amérique » firent une « révolution tranquille » mettant le Québec sur
la carte du monde, certains militants plus radicaux empruntant alors la
voie de ce que le pouvoir allait dénommer le « terrorisme ».
« Révolution tranquille » qui connut d'ailleurs quelques moments pas si
tranquilles que cela puisque plusieurs vagues de répressions se
succédèrent, que la proclamation de la « loi des mesures de guerre » vit
plusieurs centaines de personnes arrêtées, certaines d'entre elles
étant ensuite traînées devant les tribunaux avec des accusations qui se
révélèrent fantaisistes. C'est aussi à cette époque que les dirigeants
des trois plus grandes centrales syndicales du Québec furent mis en
prison pour avoir soutenu une grève déclarée illégale. Au cours de ces
années de luttes, le Québec devint la région d'Amérique du Nord ayant
les lois sociales les plus progressistes et, sous cette pression
constante, tout le Canada dut suivre une politique sociale et
internationale relativement déconnectée de celle de son puissant voisin
du Sud. Ce qui explique que le Canada ne rompit jamais ses relations
diplomatiques avec Cuba et accueillit de nombreux Etasuniens fuyant la
conscription militaire pendant la guerre du Vietnam.
Puis comme
ailleurs, vint le reflux des trente dernières décennies de régressions
au point où, encore à la fin de l'année 2011, les médias et les
autorités pouvaient prétendre que la page de « l'exception québecoise »
était tournée, et que, comme dans le reste du Canada, le peuple
n'existait plus ou cherchait seulement à faire des affaires ou à se
trouver des « jobs », précaires. L'élection d'un député de gauche
radicale d'origine iranienne appartenant au parti « Québec solidaire »
pouvait sembler n'être qu'un incident de parcours sur la voie de la
« normalisation » à l'américaine. Pourtant, le feu couvait sous la
cendre. Une série de revendications parallèles s'étaient succédées,
allant d'une mobilisation massive contre l'OTAN et ses guerres à la
dénonciation du pillage des ressources naturelles québecoises par les
grandes entreprises supranationales ce qui aboutit au lancement début
2012 du « plan Nord » faisant fi des droits des Amérindiens et des
obligations environnementales.
Voilà donc
dans quel contexte, en 2012, le « naturel revint au galop » avec une
telle force qu'on ne peut plus prétendre désormais que le peuple
québecois est endormi ! Depuis plus de trois mois en effet, le Québec
vit à l'heure d'un conflit où la grande majorité des étudiants et
lycéens québecois s'oppose à l'augmentation des tarifs d'inscription. Un
conflit qui dépasse largement cette dernière question, car il réveille
et rassemble l'ensemble des revendications fragmentaires qui avaient été
émises au cours de la dernière décennie par différents groupes
critiques envers le système dominant l'Amérique du Nord et le monde.
Des
manifestations se succèdent depuis trois mois, souvent violemment
réprimées, généralement accompagnées de très nombreuses arrestations et
pouvant rassembler plus de 200 000 participants pour une « province »
comptant 7 millions d'habitants. Elles ont déstabilisé son gouvernement
libéral, entraînant la démission de la ministre de l’éducation, Line
Beauchamp, et poussant en fin de compte le chef de son gouvernement,
Jean Charest, à faire adopter le 17 mai une « loi spéciale » rendant,
entre autre, illégale l'organisation de piquets de grève et les
tentatives faites par les manifestants de se protéger des informateurs
de la police en portant des cagoules. Alors que l'on sait au Canada,
qu'il est arrivé que la police utilise des agents provocateurs <http://www.youtube.com/watch?v=gAfzUOx53Rg >.
La
détermination dont font preuve les étudiants depuis trois mois, les
appuis divers qu'ils ont rencontré, l’unité de leurs syndicats face aux
manœuvres du pouvoir et à la violence policière ont fait que le Québec
de demain ne sera de toute façon plus jamais comme avant. Les étudiants
québécois s'opposent en fait frontalement à la logique néolibérale
visant à transformer l'éducation et les services publics en marchandise.
La décision
d'augmenter de 75 % les frais d’inscription ne constitue d'ailleurs,
selon le gouvernement québecois lui-même, qu’une mesure de rattrapage
par rapport à la norme imposée dans toute l'Amérique du Nord, dans la
logique de l’OCDE, et qui doit aller beaucoup plus loin. Cette révolte,
dénommée « printemps érable », rassemble des protestataires de toute
origine ethnique au nom d'une vision politique de la nation se référant
explicitement aux mouvements populaires du monde arabe et aux grèves des
étudiants anglais de 2010, des étudiants chiliens de 2011 et au
mouvement Occupy Wall street. La solidarité avec les peuples d'Europe du
sud est patente. Le mouvement reçoit l'appui des travailleurs et des
classes moyennes menacées de précarisation. Selon le plus mobilisé des
trois syndicats lycéen/étudiant du Québec, la CLASSE (Coalition large de
l'association pour une solidarité syndicale étudiante),
il s'agit bien du « retour du peuple » et d'une « lutte de classe ».
Son carré rouge est d'ailleurs devenu rapidement le symbole du mouvement
qu'on accole sur le drapeau du Québec, souvent au côté du drapeau des
patriotes de 1837/38 et des drapeaux rouges.
Malgré un
paysage médiatique quasi-totalement dominé par les puissances de
l'argent et dénonçant avec un mépris inouï la mobilisation en cours, un
journal montréalais constatait le fond du problème : la dette des
étudiants étasuniens a quintuplé au cours des derniers douze ans pour
atteindre mille milliards de dollars US, soit une dette moyenne par
étudiant de 25 000 $[1],
une autre bulle spéculative donc qui attend l'économie du voisin du Sud
et risque de déstabiliser encore plus l'ensemble du système financier
déjà fortement ébranlé.
La
prolongation du mouvement québecois constitue donc une menace pour
l'ensemble du rapport de forces en Amérique du Nord, et constitue un
signal pour les peuples d'Europe où l'on cherche là aussi à imposer
aussi vite que possible des services publics au rabais et une
marchandisation de l'éducation. Il s'agit donc bien d'une lutte contre
le capitalisme financier, et pour beaucoup, d'une lutte contre le
capitalisme tout court. On comprend dès lors les tentatives faites par
le pouvoir pour criminaliser le mouvement populaire québecois. Peine
perdue, l'imposition de la loi du 17 mai n'a fait que renforcer la
mobilisation populaire. Même les sondages manipulés sont désormais
obligés de reconnaître que cette loi rencontre l'opposition de la
majorité de la population, ce dont témoigne le succès de la nouvelle
manifestation de masse, le 22 mai, cette fois-ci non plus dirigée
seulement pour dénoncer la contre-réforme de l'éducation, mais contre la
politique de répression. A l'heure qu'il est, la mobilisation se
poursuit et transforme le Québec.
Source : Investig'Action
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