mercredi 30 mai 2012

Le carré rouge flotte sur le Québec
Bruno Drweski


Il y a encore un peu plus de quarante ans, il n 'était pas rare à Montréal, alors « métropole du Dominion du Canada », de s'entendre répondre dans les grands magasins du centre-ville aux mains des descendants de riches colons anglais ou écossais : « Speak white ! » lorsqu'un (in)fidèle sujet francophone de sa majesté britannique s'adressait dans sa langue au vendeur.

 
C'est dans ce contexte d'oppression coloniale constante depuis au moins la répression de l'insurrection des patriotes de 1838 que, au cours des années 1960, ceux que les colons anglais appelaient alors souvent « les nègres blancs d'Amérique » firent une « révolution tranquille » mettant le Québec sur la carte du monde, certains militants plus radicaux empruntant alors la voie de ce que le pouvoir allait dénommer le « terrorisme ». « Révolution tranquille » qui connut d'ailleurs quelques moments pas si tranquilles que cela puisque plusieurs vagues de répressions se succédèrent, que la proclamation de la « loi des mesures de guerre » vit plusieurs centaines de personnes arrêtées, certaines d'entre elles étant ensuite traînées devant les tribunaux avec des accusations qui se révélèrent fantaisistes. C'est aussi à cette époque que les dirigeants des trois plus grandes centrales syndicales du Québec furent mis en prison pour avoir soutenu une grève déclarée illégale. Au cours de ces années de luttes, le Québec devint la région d'Amérique du Nord ayant les lois sociales les plus progressistes et, sous cette pression constante, tout le Canada dut suivre une politique sociale et internationale relativement déconnectée de celle de son puissant voisin du Sud. Ce qui explique que le Canada ne rompit jamais ses relations diplomatiques avec Cuba et accueillit de nombreux Etasuniens fuyant la conscription militaire pendant la guerre du Vietnam.
 
Puis comme ailleurs, vint le reflux des trente dernières décennies de régressions au point où, encore à la fin de l'année 2011, les médias et les autorités pouvaient prétendre que la page de « l'exception québecoise » était tournée, et que, comme dans le reste du Canada, le peuple n'existait plus ou cherchait seulement à faire des affaires ou à se trouver des « jobs », précaires. L'élection d'un député de gauche radicale d'origine iranienne appartenant au parti « Québec solidaire » pouvait sembler n'être qu'un incident de parcours sur la voie de la « normalisation » à l'américaine. Pourtant, le feu couvait sous la cendre. Une série de revendications parallèles s'étaient succédées, allant d'une mobilisation massive contre l'OTAN et ses guerres à la dénonciation du pillage des ressources naturelles québecoises par les grandes entreprises supranationales ce qui aboutit au lancement début 2012 du « plan Nord » faisant fi des droits des Amérindiens et des obligations environnementales.
 
 Voilà donc dans quel contexte, en 2012, le « naturel revint au galop » avec une telle force qu'on ne peut plus prétendre désormais que le peuple québecois est endormi ! Depuis plus de trois mois en effet, le Québec vit à l'heure d'un conflit où la grande majorité des étudiants et lycéens québecois s'oppose à l'augmentation des tarifs d'inscription. Un conflit qui dépasse largement cette dernière question, car il réveille et rassemble l'ensemble des revendications fragmentaires qui avaient été émises au cours de la dernière décennie par différents groupes critiques envers le système dominant l'Amérique du Nord et le monde.
 
Des manifestations se succèdent depuis trois mois, souvent violemment réprimées, généralement accompagnées de très nombreuses arrestations et pouvant rassembler plus de 200 000 participants pour une « province » comptant 7 millions d'habitants. Elles ont déstabilisé son gouvernement libéral, entraînant la démission de la ministre de l’éducation, Line Beauchamp, et poussant en fin de compte le chef de son gouvernement, Jean Charest, à faire adopter le 17 mai une « loi spéciale » rendant, entre autre, illégale l'organisation de piquets de grève et les tentatives faites par les manifestants de se protéger des informateurs de la police en portant des cagoules. Alors que l'on sait au Canada, qu'il est arrivé que la police utilise des agents provocateurs <http://www.youtube.com/watch?v=gAfzUOx53Rg >.
La détermination dont font preuve les étudiants depuis trois mois, les appuis divers qu'ils ont rencontré, l’unité de leurs syndicats face aux manœuvres du pouvoir et à la violence policière ont fait que le Québec de demain ne sera de toute façon plus jamais comme avant. Les étudiants québécois s'opposent en fait frontalement à la logique néolibérale visant à transformer l'éducation et les services publics en marchandise.
 
La décision d'augmenter de 75 % les frais d’inscription ne constitue d'ailleurs, selon le gouvernement québecois lui-même, qu’une mesure de rattrapage par rapport à la norme imposée dans toute l'Amérique du Nord, dans la logique de l’OCDE, et qui doit aller beaucoup plus loin. Cette révolte, dénommée « printemps érable », rassemble des protestataires de toute origine ethnique au nom d'une vision politique de la nation se référant explicitement aux mouvements populaires du monde arabe et aux grèves des étudiants anglais de 2010, des étudiants chiliens de 2011 et au mouvement Occupy Wall street. La solidarité avec les peuples d'Europe du sud est patente. Le mouvement reçoit l'appui des travailleurs et des classes moyennes menacées de précarisation. Selon le plus mobilisé des trois syndicats lycéen/étudiant du Québec, la CLASSE (Coalition large de l'association pour une solidarité syndicale étudiante), il s'agit bien du « retour du peuple » et d'une « lutte de classe ». Son carré rouge est d'ailleurs devenu rapidement le symbole du mouvement qu'on accole sur le drapeau du Québec, souvent au côté du drapeau des patriotes de 1837/38 et des drapeaux rouges.
 
Malgré un paysage médiatique quasi-totalement dominé par les puissances de l'argent et dénonçant avec un mépris inouï la mobilisation en cours, un journal montréalais constatait le fond du problème : la dette des étudiants étasuniens a quintuplé au cours des derniers douze ans pour atteindre mille milliards de dollars US, soit une dette moyenne par étudiant de 25 000 $[1], une autre bulle spéculative donc qui attend l'économie du voisin du Sud et risque de déstabiliser encore plus l'ensemble du système financier déjà fortement ébranlé.
 
La prolongation du mouvement québecois constitue donc une menace pour l'ensemble du rapport de forces en Amérique du Nord, et constitue un signal pour les peuples d'Europe où l'on cherche là aussi à imposer aussi vite que possible des services publics au rabais et une marchandisation de l'éducation. Il s'agit donc bien d'une lutte contre le capitalisme financier, et pour beaucoup, d'une lutte contre le capitalisme tout court. On comprend dès lors les tentatives faites par le pouvoir pour criminaliser le mouvement populaire québecois. Peine perdue, l'imposition de la loi du 17 mai n'a fait que renforcer la mobilisation populaire. Même les sondages manipulés sont désormais obligés de reconnaître que cette loi rencontre l'opposition de la majorité de la population, ce dont témoigne le succès de la nouvelle manifestation de masse, le 22 mai, cette fois-ci non plus dirigée seulement pour dénoncer la contre-réforme de l'éducation, mais contre la politique de répression. A l'heure qu'il est, la mobilisation se poursuit et transforme le Québec.

Source : Investig'Action

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