mardi 27 août 2013

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Le meurtre des pauvres de la terre (Truthdig)

L’Islam radical est le dernier refuge des musulmans pauvres. Les cinq prières par jour offrent un vrai cadre de vie aux croyants déshérités. Le précieux rituel de purification avant les prières à la mosquée, le strict code moral, ainsi que la conscience que la vie a un sens et un but ultime empêchent des centaines de millions de musulmans nécessiteux de sombrer dans le désespoir. L’idéologie fondamentaliste, fruit de l’oppression, est rigide et inflexible. Sa vision est manichéenne, c’est tout blanc ou tout noir, bon ou mauvais et on est soit croyant soit infidèle. C’est une idéologie fanatique et cruelle pour les femmes, les Juifs, les chrétiens, les laïques, les gays et les lesbiennes, mais en même temps elle offre à ceux qui sont tout en bas de l’échelle sociale un dernier refuge et un peu d’espoir. Le massacre de centaines de fidèles dans les rues du Caire n’est pas seulement un assaut contre une idéologie religieuse, pas seulement un retour au brutal état policier de Moubarak, c’est le début d’une guerre sainte qui va transformer l’Egypte et d’autres pays pauvres de la planète en enfer de sang et de souffrance.
La seule manière d’endiguer l’Islam radical est d’offrir à ses adeptes une part dans l’économie globale, la perspective d’une vie future qui ne soit pas une vie de misère, d’oppression et de désespoir. Quand on habite dans les bidonvilles de plus en plus étendus du Caire ou les camps de réfugiés de Gaza ou les taudis bétonnés de New Delhi, il n’y a aucun espoir d’en sortir. On ne peut pas aller à l’école ni trouver du travail ; on ne peut pas se marier ; on ne peut pas lutter contre la domination de l’économie par les oligarques et les généraux. La seule manière de devenir quelqu’un est de devenir un martyr, un shahid. Alors on a droit au court moment de gloire et de célébrité qua la vie nous refuse. Ce qui arrive en Egypte sera qualifié de guerre de religion et les violences commises par les insurgés qui surgiront des squares ensanglantés du Caire, de terrorisme, mais la cause de tout ce chaos n’est pas la religion, c’est l’effondrement de l’économie dans un monde qui écrase, affame et assassine les pauvres. Les camps se forment en Egypte et dans le reste du monde. Adli Mansour, le président en titre nommé par le dictateur militaire égyptien, le général Abdul-Fattah el-Sisi a impose un gouvernement militaire et l’état d’urgence. Ca n’est pas près de s’améliorer.
La sève des mouvements radicaux est le martyre. L’armée égyptienne a fabriqué un grand nombre de martyrs. Les visages et les noms des morts sanctifiés seront utilisés par des imans en colère pour appeler à la vengeance sainte. Et l’augmentation de la violence et la multiplication des martyres provoqueront une guerre qui déchirera l’Egypte. La police, les chrétiens coptes, les laïques, les Occidentaux, les commerces, les banques, l’industrie du tourisme et l’armée en seront les cibles. Les Frères Musulmans avaient réussi à ramener les Islamistes radicaux dans le système en les convainquant que la démocratie pouvait marcher ; ils vont maintenant retourner dans la clandestinité où de nombreux Frères les rejoindront. Il y aura des attentats à la bombe. Les attaques aléatoires et les meurtres perpétrés par des snipers vont devenir le quotidien des Egyptiens comme dans les années 1990 quand j’étais correspondant du New York Times au Caire, sauf que cette fois, les attaques seront plus fréquentes et plus meurtrières, beaucoup plus difficiles à contrôler et à réprimer.
Ce qui arrive en Egypte est un avant-goût de la guerre globale entre le monde des élites et le monde des pauvres, une guerre causée par la diminution des ressources, le chômage chronique, le sous-emploi, la surpopulation, la baisse des récoltes due au changement climatique et l’augmentation du prix de la nourriture. 33 % des 80 millions d’Egyptiens ont moins de 14 ans, et de millions d’entre eux vivent juste au dessus du seuil de pauvreté que la Banque Mondiale a établi à 2 dollars étatsuniens par jour pour ce pays. Les pauvres, en Egypte, dépensent plus de la moitié de leurs revenus pour acheter une nourriture qui n’a souvent que peu de valeur nutritive. On estime que 13,7 millions d’Egyptiens soit 17 % de la population a souffert de malnutrition en 2011, alors qu’en 2009 le chiffre était de 14 % selon un rapport du Programme de Nourriture Mondiale de l’ONU et de l’Agence Centrale Egyptienne pour la Mobilisation Publique et les Statistiques. La malnutrition est endémique chez les enfants pauvres et elle engendre des problèmes de croissance pour 31 % des enfants de moins de 5 ans. L’analphabétisme touche plus de 70 % de la population.
Dans "Les misérables" Victor Hugo décrivait la guerre contre les pauvres, comme une guerre entre "les égoïstes" et les "parias". Les égoïstes, selon Hugo, avaient en commun "la prospérité qui émousse les sens, la peur de souffrir qui va parfois jusqu’à haïr tous ceux qui souffrent, et une suffisance à toute épreuve, un ego si enflé qu’il étouffe l’âme". Les parias, qu’on ignore tout le temps que les persécutions et les privations qu’ils endurent ne dégénèrent pas en violence, étaient "avides et envieux, jaloux du bonheur des autres, ils luttaient pour trouver un peu de bonheur, le coeur empli de confusion, de souffrance, de besoins, de fatalisme et de simple et impure ignorance."*
Avertissement :
Le système de pensée que les opprimés embrassent peut être intolérant mais ces systèmes de pensée sont une réponse à l’injustice, à la violence d’état et à la cruauté qui leurs sont infligés par les élites mondiales. Notre ennemi n’est pas l’Islam radical, c’est le capitalisme mondial. C’est un monde dans lequel les pauvres sont obligés de se soumettre aux diktats des marchés, où les enfants ont faim pendant que les élites qui dirigent les multinationales et la finance mondiale siphonnent la richesse mondiale et les ressources naturelles de la planète, et où notre armée et les armées étrangères soutenues par les Etats-Unis massacrent les gens dans les rues. L’Egypte donne un aperçu du monde dystopique** qui nous attend. Si ça continue, les guerres pour la survie marqueront le stade final de la présence humaine sur la planète. Et si vous voulez savoir de quoi ça aura l’air, faîtes un tour dans n’importe quelle morgue du Caire.
Chris Hedges
Notes du traducteur :
* C’est une traduction de l’Anglais, je n’ai pas retrouvé la citation exacte. Si quelqu’un la connaît...
** Une dystopie — ou contre-utopie — est un récit de fiction peignant une société imaginaire organisée de telle façon qu’elle empêche ses membres d’atteindre le bonheur et contre l’avènement de laquelle l’auteur entend mettre en garde le lecteur. La dystopie s’oppose à l’utopie : au lieu de présenter un monde parfait, la dystopie propose un des pires qui soit.
Chris Hedges, a été pendant presque 20 ans correspondant étranger en Amérique Centrale, au Moyen Orient, en Afrique et dans les Balkans. Il a été reporter dans près de 50 pays pour The Christian Science Monitor, National Public Radio, The Dallas Morning News et The New York Times pour qui il a travaillé pendant 15 ans.
Traduction : Dominique Muselet
* http://www.truthdig.com/report/item/murdering_the_wretched_of_the_eart...
URL de cet article 21972

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