Le dimanche, une passion française
Religieux, familial, consumériste : qu’on l’attende ou le haïsse, le dimanche est depuis longtemps l’enjeu de luttes idéologiques inattendues. Voici son histoire.
Il n’y a qu’en France qu’on s’écharpe sur le travail du dimanche tous les trois ou quatre ans, sans que jamais on ne parvienne à calmer les esprits.« Je hais les dimanches », chantait Piaf dans une ode paradoxale à cette journée extraordinaire. Le dimanche, avec son statut particulier, semble être un caillou dans la chaussure de la République. Il faut se replonger dans l’histoire du pays pour mieux comprendre pourquoi il déclenche tant de polémiques et déchaine tant de passion.
Le dimanche chômé n’est pas seulement une fête religieuse devenue conquête ouvrière : il a été l’enjeu de batailles très violentes et d’alliances parfois surprenantes, qui brouillent les lignes idéologiques traditionnelles.
1
Le dimanche religieux : l’église assoit son contrôle
« Il se reposa, le septième jour, de toute l’œuvre qu’il avait faite. Et Dieu bénit le septième jour : il en fit un jour sacré parce que, ce jour-là, il s’était reposé de toute l’œuvre de création qu’il avait faite. »C’est l’idée du chabbat : une journée particulière où l’on ne travaille pas. Une journée où la communauté se retrouve, ce qui donne une ambiance particulière, faite de relations amicales, familiales, de réflexions (et de prières, bien sûr).
Les premiers chrétiens adoptent la formule, mais ils veulent se démarquer des juifs : comme le Christ est ressuscité le premier jour de la semaine (« yom rishon » en hébreu), ils décident d’instaurer cette journée sacrée ce jour-là : ils l’appellent le jour du seigneur (« dies dominicus », qui deviendra « dimanche »).
Ce jour-là est aussi celui du soleil (« dies solis ») dans le calendrier romain (d’où, en anglais, « sunday », en allemand « sonntag », etc.). Une coïncidence qui fait bien les choses. En 321, l’empereur Constantin introduit le repos du dimanche dans les villes de l’Empire. Il s’impose comme le jour de la messe dans toute la chrétienté et l’Eglise condamne les travaux serviles ce jour-là. Le repos est même imposé à partir du XIIe siècle aux « infidèles », juifs ou sarrasins.
L’Eglise, sous l’Ancien Régime, tente de contrôler le dimanche pour lui garder sa fonction sacrée et empêcher qu’il dérive vers un jour d’oisiveté pure ou, pire, de beuverie. Comme le raconte Alain Cabantous, professeur émérite d’histoire à l’université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, et auteur de « Le Dimanche, une histoire : Europe occidentale, 1600-1830 » (2013) ;
« Pour les théologiens catholiques ou protestants, le dimanche doit rester le jour où l’on “se repose des œuvres ordinaires pour vaquer plus à loisir à la méditation des œuvres de Dieu”. »
2
Le dimanche festif : alors on danse
« Les fêtes prévues lors de ces jours anciennement chômés sont naturellement reportées aux dimanches suivants. Le dimanche devient une journée festive. »La « profanation » du dimanche commence, ce que l’Eglise n’avait pas prévu. Au XVIIle siècle, le dimanche devient un jour où l’on s’habille avec coquetterie (on « s’endimanche »), où l’on danse et où l’on joue. Il devient attractif. Cette évolution ne va pas de soi : les élites voit dans ce temps libre un gaspillage.
3
1793, le décadi : attaque révolutionnaire contre le dimanche
Dans cette période de déchristianisation à tous crins, le décadi était une machine de guerre contre le dimanche et une résistance s’organise dans les pays les plus chrétiens, à commencer par la Vendée. S’habiller de beaux habits le jour de l’ex-dimanche devient un signe contre-révolutionnaire...
La plupart des historiens racontent que le calendrier a été un échec, mais Serge Bianchi, professeur émérite d’histoire de l’université de Rennes-II, est plus nuancé :
« Le calendrier a fonctionné pendant deux ans, pendant cette période de déchristianisation. Il symbolisait la ferveur patriotique, lorsque la France était en guerre contre le reste de l’Europe. Les instituteurs, les juges de paix, les sociétés populaires le relayaient. Il posait quelques problèmes pratiques, comme l’organisation des foires qui avaient lieu le dimanche. »Le calendrier révolutionnaire meurt peu à peu, avec la rechristianisation de la France. Après le concordat, il disparaît.
4
Le dimanche bourgeois et « Saint-Lundi » ouvrier
A partir de 1830, sous la pression de la bourgeoisie industrielle et commerçante, il devient de plus en plus courant de travailler le dimanche, surtout dans les villes, malgré les protestations de l’Eglise. Alain Cabantous évoque les premiers mouvements contre l’ouverture des commerces :
« A partir de 1836, des associations catholiques destinées à lutter pour le respect du repos dominical sont fondées : leurs membres doivent boycotter les commerces ouverts le dimanche. »On voit parallèlement apparaître un dimanche bourgeois, différent du dimanche religieux ou du dimanche festif. C’est une journée où il faut s’ennuyer un peu. On quitte le champ des obligations (messe, fêtes...), on entre dans l’ère du temps libre. La promenade devient une institution. Les nobles, eux, ne participent pas à cette nouvelle religion de la promenade dominicale. Dans « La Fille aux yeux d’or », de Balzac (1835), deux jeunes aristocrates se croisent avec surprise aux Tuileries : « Je m’étonne, mon bon, que vous soyez là le dimanche », dit Paul de Mannerville à Henri de Marsay.
Se développe également une institution ouvrière aujourd’hui oubliée, le « saint-lundi ». C’est une vieille institution, qui remonte aux débuts de l’industrialisation sous l’Ancien Régime.
Les ouvriers étaient payés le samedi soir. Robert Beck :
« Les ouvriers travaillaient le dimanche matin, et passaient le dimanche après-midi en famille. Le lundi, ils décidaient souvent collectivement de se détendre. On allait à la guinguette, on buvait : on appelait cela le saint-lundi. »Le « saint-lundi », ajoute-t-il, n’était pas uniquement un jour de fête et de beuverie : c’était une journée que s’octroyaient les ouvriers eux-mêmes. En chômant le lundi, ils se reposaient, mais faisaient aussi la nique au patron et marquaient ainsi leur indépendance. Cette journée permettait par ailleurs de tenir des réunions politiques où syndicales.
Vers le milieu du XIXe siècle, l’élite considère le saint-lundi comme un fléau national. Lorsque des ouvriers l’imposent dans une ville, c’est une « tâche d’huile sur une étoffe de laine », déplore en 1869 l’économiste belge Charles le Hardy de Beaulieu dans un pamphlet contre « ce mal dégénéré en habitude » :
« C’est afin de les y aider [les ouvriers, ndlr] de tout mon pouvoir que j’ai entrepris cet écrit, destiné à leur montrer tout le mal qu’ils se font à eux-mêmes et à autrui, en persévérant dans cette détestable pratique de fêter la saint-lundi, ou de chômer deux jours par semaine au lieu d’un, qui suffit amplement pour le repos et le plaisir. »Après la Commune, le saint-lundi est vigoureusement combattu et disparaît peu à peu. Les élites poussent à transformer le dimanche en jour chômé. L’ouvrier qui se repose une journée entière est plus productif, explique-t-on.
5
Le dimanche laïque : la loi de 1906 et la défense de la famille
Les arguments des uns et des autres se mêlent. On met en avant l’intérêt des ouvriers, de la productivité des ateliers, mais aussi de la famille, pierre angulaire de l’ordre social et moral.
On retrouve, dans les débats d’aujourd’hui, les mêmes arguments étroitement tissés. Ainsi, l’an dernier, Jean-Luc Mélenchon, leader du Parti de Gauche (et ancien enfant de chœur) a défendu le dimanche chômé en mettant en avant dans un communiqué l’intérêt de la famille :
« Je m’oppose absolument et formellement au travail du dimanche qui détruit la vie de famille et se met au service d’un consumérisme aveuglé. Je dénonce cette escalade de trouvailles contre les petits bonheurs simples de la vie des gens simples. »La loi du 13 juillet 1906, qui rend le repos dominical obligatoire, est votée dans cet esprit-là, mêlant conquête sociale et renforcement de la famille. Le dimanche est de nouveau porté sur un piédestal, mais laïque cette fois-ci.
Mais la loi se heurte à des difficultés d’application : seul un ouvrier sur trois a droit à son dimanche de repos en 1913. Le repos dominical n’entrera dans les mœurs que dans l’entre-deux guerres.
Georges Seurat, « Un dimanche après-midi à l’Île de la Grande Jatte » (Art Institute of Chicago/Wikimedia Commons/CC)
6
La société de consommation bouscule le dimanche
Conforama installe un grand magasin à Séclin, dans la banlieue de Lille en 1974, qu’il ouvre le dimanche. L’enseigne justifie sa décision par « la démocratisation des biens d’équipements » qui a naturellement « changé les comportements d’achat ».
Débat sur le travail du dimanche dans les grands magasins
1979
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire