NOTE SUR LA SUPPRESSION DES PARTIS POLITIQUES. SIMONE WEIL. EDITIONS CLIMATS.
17/04/2010.
Simone
Weil, agrégée de Philosophie, est décédée en 1943. Les extraits
suivants proviennent de la « Note sur la suppression générale des Partis
Politiques. » écrite à l’époque du Communisme soviétique, du Nazisme et
du Fascisme.
Alain
jugea la note : « J’avais déjà toutes ces idées ; seulement elles
étaient sans puissance, comme il arrive quand on ne combat pas, comme
dit Descartes, avec toutes ses forces ».
…Le mot « parti » est pris dans la signification qu’il a sur le continent européen. ..
…L’idée
de parti n’entrait pas dans la conception politique française de 1789,
sinon comme mal à éviter, mais il y eut le club des Jacobins…
…Notre idéal républicain procède entièrement de la notion de volonté générale due à Jean Jacques Rousseau…
…La
vérité est une. La justice est une. Les erreurs, les injustices sont
indéfiniment variables. Ainsi les hommes convergent dans le juste et le
vrai, au lieu que le mensonge et le crime les font indéfiniment
diverger…
…Il y a deux conditions indispensables pour appliquer la notion de volonté générale :
-qu’il n’y ait dans le peuple aucune passion collective
-que
le peuple ait à exprimer son vouloir à l’égard des problèmes de la vie
publique et non pas à faire seulement un choix de personnes… C’est en
1789, seulement, que s’exprima une pensée collective dans les cahiers de
revendications (de doléances)…
…Pour
apprécier les partis politiques selon le critère de la vérité, de la
justice, du bien public, il convient d’en discerner les caractères
essentiels :
- un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective
- un
parti politique est une organisation construite de manière à exercer
une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en
sont membres,
- la
première fin et, en dernière analyse, l’unique fin de tout parti
politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite…
…Par ce triple caractère, tout parti est totalitaire en germe et en aspiration…
…La
croissance matérielle du parti devient l’unique critère par rapport
auquel se définissent en toutes choses le bien et le mal…
…Dès
lors que la croissance du parti constitue un critère du bien, il
s’ensuit inévitablement une pression collective du parti sur les pensées
des hommes. Cette pression s’exerce en fait, elle s’étale publiquement.
Elle est avouée, proclamée. Cela nous ferait horreur, si l’accoutumance
ne nous avait pas endurcis…
…Les
partis sont des organismes publiquement, officiellement constitués de
manière à tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice…
…La pression collective est exercée sur le grand public par la propagande…
…Les
partis parlent, il est vrai, d’éducation à l’égard de ceux qui sont
venus à eux, sympathisants, jeunes, nouveaux adhérents. Ce mot est un
mensonge. Il s’agit d’un dressage pour préparer l’emprise bien plus
rigoureuse exercée par le parti sur la pensée de ses membres…
…Supposons
un membre d’un parti, député, candidat à la députation, ou simplement
militant, qui prenne en public l’engagement que voici : « Toutes les
fois que j’examinerai n’importe quel problème politique ou social, je
m’engage à oublier absolument le fait que je suis membre de tel groupe,
et à me préoccuper exclusivement de discerner le bien public et la
justice. Ce langage serait mal accueilli. Les siens et beaucoup d’autres
l’accuseraient de trahison…
…Si
un homme, membre d’un parti, est absolument résolu à n’être fidèle en
toutes ses pensées qu’à la lumière intérieure exclusivement et à rien
d’autre, il ne peut pas faire connaître cette résolution à son parti. Il
est donc vis- à- vis de son parti en situation de mensonge. ..
…C’est
une situation qui ne peut être acceptée qu’à cause de la nécessité qui
contraint à se trouver dans un parti pour prendre part efficacement aux
affaires publiques. Mais alors cette nécessité est un mal, et il faut y
mettre fin en supprimant les partis…
…On
tenterait vainement de s’en tirer par la distinction entre la liberté
intérieure et la discipline extérieure. Car il faut alors mentir au
public, avec qui tout candidat élu a une obligation particulière de
vérité…
De
ces 3 formes de mensonge, au public, au parti et à soi-même, la
première est de loin la moins mauvaise. Mais si l’appartenance à un
parti contraint toujours, en tout cas, au mensonge, l’existence des
partis est absolument, inconditionnellement un mal.
Le
mensonge, l’erreur- mots synonymes- ce sont les pensées de ceux qui ne
disent pas la vérité, et de ceux qui désirent la vérité et autre chose
en plus. Par exemple qui désirent la vérité et en plus la conformité
avec telle ou telle pensée établie.
…Les
partis sont un merveilleux mécanisme, par la vertu duquel, dans toute
l’étendue d’un pays, pas un esprit ne donne son attention à l’effort de
discerner, dans les affaires publiques, le bien, la justice et la
vérité…
…Il
en résulte que- sauf un très petit nombre de coïncidences fortuites- il
n’est décidé et exécuté que des mesures contraires au bien public, à la
justice et à la vérité…
…Si l’on confiait au diable l’organisation de la vie publique, il ne pourrait rien imaginer de plus ingénieux…
…La
conclusion, c’est que l’institution des partis semble bien constituer
du mal à peu près sans mélange. Ils sont mauvais dans leur principe, et
pratiquement leurs effets sont mauvais…
…La
suppression des partis serait du bien presque pur. Les candidats
diraient aux électeurs, non pas : « j’ai telle étiquette »- ce qui
pratiquement n’apprend rigoureusement rien au public sur leur attitude
concernant les problèmes concrets- mais je pense telle ou telle chose à
l’égard de tel, tel, tel grand problème ».Les élus s’associeraient et se
dissocieraient selon le jeu naturel et mouvant des affinités…
…Hors
du Parlement, comme il existerait des revues d’idées, il y aurait tout
naturellement autour d’elles des milieux. Mais ces milieux devraient
être maintenus à l’état de fluidité…
…On
en est arrivé à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu’en
prenant position « pour » ou « contre » une opinion. Ensuite on cherche
des arguments, selon le cas, soit pour, soi contre, c’est exactement la
transposition de l’adhésion à un parti.
…D’autres ayant pris position pour une opinion, ne consentent à examiner rien qui lui soit contraire. C’est la transposition de l’ ESPRIT TOTALITAIRE…
Presque
partout- et même souvent pour des problèmes purement techniques-
l’opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s’est
substituée à l’opération de la pensée. …C’est là une lèpre qui a pris
origine dans les milieux politiques et s’est étendue, à travers tout le
pays, presque à la totalité de la pensée…
…Il est douteux qu’on puisse remédier à cette lèpre, qui nous tue, sans commencer par la suppression des partis politiques.
Image : simone.weil.free.fr
Annie Keszey. www.atelier-idees.org
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