mardi 27 mai 2014

Réédition des « Principes du Gouvernement représentatif » de Bernard Manin

19 octobre 2012, 11:02 Auteur :  31 commentaires
Devenu un classique de la science politique dès sa publication en 1995, et popularisé une dizaine d’années plus tard sur la Toile par Etienne Chouard, ce chef-d’œuvre, scandaleusement épuisé depuis un certain temps, est réédité une seconde fois par Flammarion (la première datait de… 1996) et augmenté d’une postface inédite de l’auteur. Retour sur un livre incontournable, et dont la facilité d’accès en fait un cadeau idéal pour les fêtes de fin d’année, pour soi ou pour le faire découvrir, et ce pour la modique somme de 9 €.
Dès les toutes premières lignes de l’ouvrage, on ne peut qu’oublier son titre austère et être happé par les propos de Bernard Manin, sauf à être complètement indifférent à la chose politique : « Les démocraties contemporaines sont issues d’une forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient à la démocratie. L’usage nomme « démocraties représentatives » les régimes démocratiques actuels. Cette expression, qui distingue la démocratie représentative de la démocratie directe, fait apparaître l’une et l’autre comme des formes de la démocratie. Toutefois, ce que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de démocratie représentative trouve ses origines dans les institutions qui se sont progressivement établies et imposées en Occident à la suite des trois révolutions modernes, les révolutions anglaise, américaine et française. Or ces institutions n’ont nullement été perçues, à leurs débuts, comme une variété de la démocratie ou une forme de gouvernement par le peuple. »
C’est ainsi à un véritable dévoilement du régime dans lequel nous vivons et de ses principes que l’auteur s’emploie, alors que son appellation et ses idéaux nous semblent aller de soi et que nous les interrogeons rarement en profondeur : « Les incertitudes et la pauvreté de la terminologie contemporaine, comme son contraste avec la vision du XVIIIème siècle, montrent que nous ne savons pas exactement ce qui rapproche le gouvernement représentatif de la démocratie, ni ce qui l’en distingue » (p. 17). Bernard Manin se plonge dans l’historicité méconnue du gouvernement représentatif, dans la pensée de ses théoriciens et fondateurs profondément hostiles à la démocratie (notamment Sieyès en France [1] et Madison aux États-Unis [2]) pour mieux en faire apparaître les bases aristocratiques et oligarchiques. Celles-ci se concentrent dans la procédure centrale de l’élection, qui fait consensus aujourd’hui mais qui avait toujours été perçue, jusqu’au début du XIXème siècle et l’assimilation du gouvernement représentatif à la démocratie à l’initiative des libéraux [3], comme anti-démocratique par les plus grands penseurs, d’Aristote à Rousseau en passant par Montesquieu. En 1995, bon nombre des Indignés qui reprendraient cette idée à la fin de la décennie suivante, en étaient encore au biberon.
Mais ce serait se méprendre que de voir en Bernard Manin un gauchiste avant-gardiste : la subversion n’est pas son objectif, et son analyse s’avère finalement très mesurée. En chercheur dont la rigueur et l’honnêteté éblouissent les 330 pages de cet ouvrage, et qui s’était auparavant consacré à la social-démocratie et au libéralisme du XVIIIème siècle, sa seule préoccupation est de saisir au mieux les rouages du régime qui s’est répandu partout sur la planète depuis 2 siècles et la victoire des libéraux dans les révolutions occidentales. Au terme de son introduction, il en dégage (p. 17) 4 principes « toujours observés dans les régimes représentatifs depuis que cette forme de gouvernement a été inventée :
1- les gouvernants sont désignés par élections à intervalles réguliers.
2- Les gouvernants conservent, dans leurs décisions, une certaine indépendance vis-à-vis des volontés des électeurs.
3- Les gouvernés peuvent exprimer leurs opinions et leurs volontés politiques sans que celles-ci soient soumises au contrôle des gouvernants.
4- Les décisions publiques sont soumises à l’épreuve de la discussion. »
Tirage au sort
Manin commence, dans un premier chapitre, par faire un retour sur l’usage prédominant, et profondément énigmatique à nos yeux, du tirage au sort dans ce qui est unanimement considéré comme le référent démocratique ultime, à savoir la démocratie athénienne des Vème et IVème siècles avant Jésus-Christ. Pourquoi cette procédure a-t-elle été si peu évoquée lors des révolutions occidentales, y compris par les démocrates les plus radicaux qui s’opposaient à Madison ou Sieyès ? La plus grande difficulté consiste sans doute, avant d’y répondre, à questionner chez nous-mêmes cette étrangeté du tirage au sort qui en toute logique ne devrait pas en être une, comme le souligne Bernard Manin (pp. 20-21) : « Le sort n’appartient plus depuis longtemps à la culture politique des sociétés modernes et il apparaît aujourd’hui avant tout comme une pratique bizarre. On sait, sans doute, qu’il était utilisé à Athènes et on le remarque parfois, mais surtout pour s’en étonner. L’énigme principale semble être que les Athéniens aient pu avoir recours à pareille procédure. La connaissance pourrait cependant gagner à un renversement du point de vue habituel qui tend à faire de la culture présente le centre du monde. Il y aurait peut-être avantage à se demander plutôt : « Comment pouvons-nous ne pas pratiquer le tirage au sort, nous qui nous proclamons démocrates ? » »
Après un panorama des institutions athéniennes, l’auteur montre que les démocrates athéniens témoignaient d’une « profonde défiance à l’égard du professionnalisme » et d’un attachement viscéral au principe de rotation des charges, dont le tirage au sort était le meilleur garant, au contraire de l’élection : « Le principe électif veut en effet que les citoyens soient libres de choisir ceux à qui sont confiées les charges. La liberté d’élire, cependant, est aussi la liberté de réélire. Les citoyens peuvent souhaiter que le même individu occupe, année après année, la même fonction. Il faut même présumer que si une personnalité a pu une fois attirer les suffrages des autres, le même phénomène a de grandes chances de se reproduire. Si donc on veut absolument garantir la rotation dans un système électif, il faut limiter la liberté de choix des électeurs en décidant que certains citoyens ne peuvent pas être élus parce qu’ils ont déjà été élus dans le passé. On peut le faire sans doute, mais on établit alors un compromis entre deux principes impliquant des conséquences potentiellement contraires. La combinaison de la rotation obligatoire et du tirage au sort ne présente, en revanche, aucun risque de ce type : en contraignant à la rotation, on ne risque pas de contrarier la logique du tirage au sort. » (pp. 48-49)
Le triomphe de l’élection
Le second chapitre est l’occasion de décrire « le triomphe de l’élection » à l’époque moderne, en s’attardant tout d’abord sur l’usage du tirage au sort à Rome puis dans les Républiques italiennes de Florence et Venise. Il se trouve que celui-ci fut d’une nature bien différente de celui qui en était fait à Athènes, car il y était essentiellement instrumental, surtout à Rome et à Venise où il s’agissait avant tout de départager des instances ou des familles en conflit par une procédure neutre. Néanmoins, Florence est un cas intermédiaire, où l’expérience républicaine a fait réémerger une réflexion importante sur le caractère égalitaire du tirage au sort. Et comme le rappelle Bernard Manin, « la théorie politique des XVIIème et XVIIIème siècles était encore imprégnée de ces leçons » (p. 93). En effet, des penseurs comme Harrington, Montesquieu ou Rousseau, sur lesquels s’attarde l’auteur, ont consacré une partie de leur œuvre à cette procédure du tirage au sort ; et celle-ci était parfaitement connue des révolutionnaires, qui n’en ont pourtant quasiment pas discuté.
C’est que les révolutions occidentales sont la résultante d’une évolution majeure dans le rapport au pouvoir : elles vont ainsi consacrer l’idée qu’il vaut mieux « consentir au pouvoir plutôt que d’y accéder » (p. 108) : « or, à partir du moment où la source du pouvoir et le fondement de l’obligation politique étaient ainsi placés dans le consentement ou la volonté des gouvernés, le tirage au sort et l’élection apparaissaient sous un jour nouveau » (p. 115). Et Manin de retracer la genèse de cette idée typiquement moderne selon laquelle le citoyen et l’État, en tant que deux entités détachables l’une de l’autre (approche inconcevable durant l’Antiquité [4]), doivent se relier par le lien de consentement du premier. Mais ce principe n’est pas le seul à fonder le gouvernement représentatif : un autre, fondamental, est celui du principe de distinction. En effet, « [les fondateurs des gouvernements représentatifs] s’efforcèrent aussi, de façon plus consciente et délibérée, de faire en sorte que les élus soient d’un rang social plus élevé que leurs électeurs, qu’ils se situent plus haut que ceux dont ils tenaient leur pouvoir dans l’échelle de la fortune et celle, plus difficilement saisissable, du talent et de la vertu » (p. 125). Manin le montre précisément à travers les trois cas anglais, français et américain. Ce dernier est sans doute le plus intéressant puisque les Anti-Fédéralistes s’opposèrent explicitement à ce principe, souhaitant une Assemblée qui reproduirait en miniature le peuple tout entier. Malheureusement, étant dans l’impossibilité de connaître la capacité du tirage au sort à produire des échantillons statistiquement représentatifs (elle n’avait pas encore été dévoilée à l’époque), ils s’en tinrent à d’autres solutions peu convaincantes, et échouèrent.
Une dimension aristocratique
Si le principe de distinction fut dans un premier temps concrétisé par le suffrage censitaire, existe-t-il toujours aujourd’hui à l’ère du suffrage universel ? Manin montre brillamment qu’en effet, il est intrinsèque à l’élection : « Le gouvernement représentatif pourrait devenir plus démocratique par certains côtés, il n’en conserverait pas moins, d’un autre côté, une dimension aristocratique, au sens où les élus ne pourraient pas y être comme leurs électeurs, même si tous les citoyens étaient électeurs, et où tous n’auraient pas de chances égales d’accéder au pouvoir, même si aucune loi n’en interdisait l’accès à quiconque » (p. 173). Par quel biais ? Par le fait que l’élection sélectionne automatiquement des individus perçus comme supérieurs aux autres, et que cette supériorité perçue implique des coûts nombreux et qui ne sont pas à la portée de tout un chacun : Manin les détaille abondamment.
Néanmoins, et c’est là sans doute une nuance majeure de son analyse qui l’autorise à valider finalement le concept de « démocratie représentative », Manin voit dans l’élection une institution ambiguë qui produirait un régime mixte, « une aristocratie démocratique », car elle recèlerait en fait  autant d’aspects démocratiques qu’aristocratiques : « autant l’élection comporte indubitablement des aspects inégalitaires et aristocratiques, autant sa dimension égalitaire et démocratique est indéniable, pourvu que tous les citoyens aient le droit de suffrage et qu’aucune condition légale ne limite l’éligibilité. Dans un système de suffrage universel, l’élection donne à chaque citoyen une voix égale dans le choix des représentants. A cet égard, les citoyens ordinaires et les pauvres ont le même poids que les plus distingués et les plus riches. Et surtout, tous les citoyens ont un égal pouvoir de démettre les gouvernants à l’issue de leur mandat. Personne ne peut nier l’existence de ce double pouvoir de sélection et de rejet, et il faut déployer des trésors de sophistique pour parvenir à la conclusion qu’il est négligeable » (p. 191). Finalement, les citoyens sont libres de choisir les critères de l’aristocratie qu’ils veulent mettre au pouvoir, même si Bernard Manin dresse des limites importantes à cette liberté de choix et suggère des propositions pour y remédier. Toutefois, même en prenant en compte ces réserves tout à fait pertinentes, il nous semble y avoir une marge d’appréciation importante et une large matière à débat pour déterminer si les aspects démocratiques et aristocratiques de l’élection sont effectivement équivalents.
Le jugement public
Le cinquième chapitre est l’occasion pour l’auteur d’analyser « le jugement public », un autre principe fondamental du gouvernement représentatif. Fondé par des libéraux, ce régime a très logiquement institué, à côté de l’élection, une sphère de débat et d’interpellation des gouvernants que Pierre Rosanvallon qualifiera de « contre-démocratie » et qui met sous pression les élus : même si ceux-ci ne sont pas officiellement tenus de la prendre en compte, l’incitation à la réélection (le seul moment où ils peuvent rendre des comptes aux gouvernés) les y oblige de facto et influence leur conduite. Enfin, le sixième et dernier volet distingue les 3 formes successives qu’a pris le régime au cours de son histoire : parlementarisme (place majeure accordée à la délibération de notables qui sont relativement atomisés) ; démocratie de partis (qui sont censés représenter l’opinion publique et les rapports de force qui la structurent au sein de l’assemblée) ; et démocratie du public, dans laquelle les partis subsistent mais se structurent beaucoup plus autour de leaders, sous le double impact de la télévision (qui tend à reproduire le lien de notabilité) et d’un monde incertain qui incite à se fédérer davantage derrière une personnalité que derrière un programme dense, et ce pour permettre plus de souplesse lors de l’exercice du pouvoir.
La postface inédite est d’ailleurs essentiellement l’occasion pour Bernard Manin de revenir sur cette distinction entre démocratie de partis et démocratie du public qui a prêté à débat, et d’éclairer sa pensée. Dans ses derniers mots, il revient néanmoins sur la grande flexibilité du gouvernement représentatif, qu’il avait déjà soulignée à la fin de son livre : « Identifier le régime représentatif à l’élection des gouvernants constitue sans doute une conception attractive : elle est à la fois parcimonieuse et complètement déterminée. La conception défendue dans ce livre ne présente pas ces caractères. Non seulement elle comporte plusieurs éléments au lieu d’un, mais, en outre, elle ne spécifie pas toutes les règles gouvernant les relations entre les différents composants du système. […] Il reste qu’en se focalisant exclusivement sur les élections les conceptions courantes du régime représentatif laissent dans l’ombre un de ses caractères distinctifs : l’indétermination partielle présente dans sa structure d’ensemble. Cette indétermination est sans doute une des sources de sa flexibilité et de sa capacité à s’adapter à des contextes divers et changeants. L’architecture du régime représentatif est l’œuvre d’une raison pragmatique qui ne cherche pas à atteindre, dans l’ordre politique, la rigueur et la précision de la géométrie » (pp. 334-335). Il répond ici à une objection qu’on peut trouver formulée dans un article de Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey et Yves Sintomer en 2005. Ceux-ci y questionnaient en effet plus profondément le modèle de Manin : « […] jamais les sociétés contemporaines n’ont été des démocraties représentatives pures entièrement subsumées sous le modèle idéal-typique de Bernard Manin. Des décisions fondamentales ont toujours été prises par des personnes non élues. Tout au plus pourrait-on assister, plutôt qu’à l’émergence d’un quatrième pouvoir, au développement de nouvelles formes institutionnelles de prise de décision dans le cadre d’une dynamique plus globale relativisant le poids des organes législatifs. On aurait alors une inflexion d’un modèle classique de « gouvernement » vers des modèles diversifiés de « gouvernance », la démocratie participative n’étant qu’une variante de celle-ci. » [5]
Si on peut sans aucun doute nuancer, interroger, voire contester à loisir l’ouvrage de Bernard Manin, on ne peut pas s’abstenir de s’y référer lorsqu’il s’agit d’évoquer le thème qu’il aborde. C’est certainement la marque des plus grands ouvrages.
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[1] « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. » (Dire de l’Abbé Sieyès Sieyès sur la question du veto royal [7 septembre 1789], Versailles, Baudoin, Imprimeur de l’Assemblée nationale, 1789, p. 12) Sieyès a en outre théorisé la professionnalisation de la politique, en prônant le modèle de la division du travail dans le champ politique.
[2] Pour Madison, l’effet de la représentation est « d’épurer et d’élargir l’esprit public en le faisant passer par l’intermédiaire d’un corps choisi de citoyens dont la sagesse est le mieux à même de discerner le véritable intérêt du pays et dont le patriotisme et l’amour de la justice seront les moins susceptibles de sacrifier cet intérêt à des considérations éphémères et partiales. » « Dans un tel système, il peut fort bien se produire que la volonté publique formulée par les représentants du peuple s’accorde mieux avec le bien public que si elle était formulée par le peuple lui-même, rassemblé à cet effet. » (« Federalist 10 », in The Federalist Papers [1787])
[3] Voir Pierre Rosanvallon, “L’histoire du mot démocratie à l’époque moderne” dans l’ouvrage collectif La Pensée Politique. Situations de la démocratie (Seuil-Gallimard, mai 1993). Cet article est cité en note par Bernard Manin, on peut en retrouver quelques extraits sur cette page :http://www.agoravox.tv/actualites/citoyennete/article/debat-mediapart-sur-la-democratie-34433
[4] Voir par exemple Didier Mineur, Archéologie de la représentation politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, 292 p. ; ou cet entretien de Cornelius Castoriadis avec Chris Maker (1989) :http://video.mediapart.fr/player.html?format=1&autoplay=0&file=%2Fsapiens.mp4
[5] Marie-Hélène Bacqué, Henri Rey & Yves Sintomer, « La démocratie participative, un nouveau paradigme de l’action publique ? » in Gestion de proximité et démocratie participative. Une perspective comparative. La Découverte, coll. Recherche. Paris : 2005, p. 37

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