mercredi 25 janvier 2012

La démocratie : une idée simple et... un problème

SYLVAIN ALLEMAND


Qu'est-ce que, au juste, une démocratie ? Si l'on se réfère tour à tour à l'étymologie du mot et aux multiples régimes qui se sont réclamés d'elle, de l'Antiquité à nos jours, la démocratie se révèle être une idée simple et... un problème.
Une idée simple d'abord : la démocratie est en effet ni plus ni moins que le pouvoir direct (krátos, en grec) par et pour le peuple (le dêmos). Un problème, ensuite, parce que cette idée simple est, en fait, difficilement applicable dans la réalité, y compris dans le régime auquel on l'associe classiquement : la Cité athénienne. C'est du moins ce que révèle la nouvelle lecture dont son fonctionnement a fait l'objet par le Danois Mögens H. Hansen (1).
De fait, l'exercice au quotidien de la démocratie directe se heurte à de nombreuses limites :
- La taille de l'Etat. Pour que les citoyens puissent s'assembler, ils ne doivent pas... être éloignés les uns des autres. C'est pourquoi l'idée de démocratie sera traditionnellement associée aux cités-Etats. A Athène même, l'Assemblée ne réunissait qu'une fraction des citoyens (6 000 en moyenne sur 30 000 au ive siècle).
- Une instabilité congénitale. L'expérience historique l'atteste : les démocraties sont instables et semblent conduites irréversiblement à l'anarchie ou à l'oligarchie. C'est le cas de la cité athénienne comme des cités italiennes de la Renaissance. Les perpétuelles divisions entre factions dont elles ont été le théâtre expliquent d'ailleurs la défiance que la démocratie ne cessera d'inspirer. « On ne peut lire l'histoire des petites Républiques de la Grèce et de l'Italie, écrit l'un des pères fondateurs de la fédération américaine, sans se sentir saisi d'horreur et rempli de dégoûts par le spectacle des troubles dont elles étaient continuellement agitées, et cette succession rapide de révolutions qui les tenaient dans un état d'oscillation perpétuelle, entre les excès du despotisme et de l'anarchie »(2).
- Les compétences limitées du citoyen. Pour qu'un citoyen participe au gouvernement, encore faut-il qu'il ait toutes les compétences techniques requises. C'est pourquoi, dans son fonctionnement quotidien, la cité athénienne n'a jamais été une démocratie pure c'est-à-dire intégralement directe. Le peuple assemblé ne détenait pas tous les pouvoirs. Les fonctions importantes, notamment militaires, étaient remplies par des magistrats élus. Pour toutes ces raisons, la démocratie directe n'a cessé d'apparaître comme un régime idéal parce que justement irréalisable. Pourtant ardent défenseur de ce régime, Jean-Jacques Rousseau considère ainsi qu'il n'y a point de véritable démocratie directe et qu'un « gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes » mais « à un peuple de dieux ».

Vers la démocratie représentative

Maints pays n'ont pourtant pas renoncé au principe d'un gouvernement fondé sur la participation du « peuple ». La solution tient en une formule : la démocratie représentative, soit le régime où la volonté des citoyens s'exprime par la médiation de représentants sélectionnés au sein du peuple.
Que la démocratie soit un régime nécessairement représentatif apparaît aujourd'hui comme une évidence. Or, il n'en fut pas toujours ainsi. Longtemps, l'idée même de démocratie représentative est apparue comme une contradiction dans les termes. De Platon à Rousseau, les philosophes n'ont cessé de distinguer la démocratie de tous les régimes à caractère représentatif.
De tous les philosophes, J.-J. Rousseau est le plus hostile à l'idée de représentation. Pour lui, déléguer son pouvoir à des représentants revient pour le peuple à aliéner sa liberté puisque rien ne garantit que la volonté des représentants soit fidèle à la volonté générale.
Cette critique n'a pas disparu avec la mise en place des démocraties représentatives. Dans l'entre-deux-guerres, Carré de Malberg considère encore que l'introduction de la représentation entraîne la « captation » de la démocratie, une oligarchie élective se substituant au peuple souverain (3).
Si au XVIIIe siècle, les fédéralistes américains et les révolutionnaires français admettent le principe de la représentation, ils n'en continuent pas moins à établir une nette distinction entre le régime représentatif et la démocratie.
Pour Emmanuel Sieyès, par exemple, il y une « différence énorme » entre la démocratie où les citoyens font eux-mêmes la loi et le régime représentatif dans lequel ils commettent l'exercice de leur pouvoir à des représentants élus. « Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n'ont pas de volonté particulière à imposer. S'ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet Etat représentatif ; ce serait un Etat démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n'est pas une démocratie (et la France ne saurait l'être), ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »(4)
De leur côté, les fédéralistes américains n'ont guère le sentiment d'oeuvrer à la naissance de la démocratie mais pour un gouvernement d'un type nouveau, conciliant les avantages de la représentation avec le principe de la république.
Dans Les Principes du gouvernement représentatif, Bernard Manin rappelle cet étrange paradoxe : alors qu'un « gouvernement organisé selon les principes représentatifs était (...) considéré, à la fin du XVIIIe siècle, comme radicalement différent de la démocratie, (il) passe aujourd'hui pour une de ses formes »(5). Pour lui, l'extension du suffrage universel, au terme de longs conflits, n'a fait que donner « une puissante impulsion à la croyance que le gouvernement représentatif se muait peu à peu en démocratie ».
C'est pourtant bien la représentation qui s'est imposée comme le moyen de palier l'impossibilité d'une participation directe des citoyens dans le cadre des Etats-nations qui émergent à partir du xviiie siècle. Au cours des révolutions anglaise, américaine et française, plusieurs arguments sont avancés qui militent en faveur de l'introduction de la représentation dans le fonctionnement de la démocratie.
- La nécessité d'une division du travail dans une économie marchande. En confiant la gestion des affaires aux représentants sélectionnés parmi le peuple, les individus peuvent librement vaquer à leurs occupations privées. Le philosophe John Locke est l'un des premiers à défendre cette idée. De même, E. Sieyès voit dans la représentation l'application à l'ordre politique du principe de la division du travail, principe qui constituait, à ses yeux, un facteur essentiel du progrès social.
Pour Benjamin Constant, « le système représentatif est une procuration donnée à un certain nombre d'hommes par la masse du peuple, qui veut que ses intérêts soient défendus, et qui néanmoins n'a pas le temps de les défendre toujours lui-même » (6).
De fait, le contexte dans lequel s'élaborent les démocraties modernes n'a plus guère à voir avec celui qui a vu la naissance de la démocratie athénienne. La question de la liberté ne concerne plus seulement la sphère publique ; elle concerne aussi la sphère privée.
- La représentation permet de surmonter la division. En défendant la diversité des intérêts, la représentation évite que des groupes d'intérêts ne viennent menacer les droits des minorités.
Dans cette perspective, l'étendue des Etats n'est plus un obstacle mais au contraire favorable à la démocratie. Selon le célèbre argument avancé par les fédéralistes, « un grand territoire et une importante population favoriseront la multiplication des intérêts et des opinions, ce qui rendra difficile la coalition d'intérêts partisans, de factions, et donc la formation d'une majorité qui mettrait en danger les droits des minorités, la liberté de chacun et, par là, le bien commun et l'intérêt général ».
- La représentation contribue à la formation de la volonté générale. Pas plus que la vérité n'est absolue ni a priori, la volonté du peuple n'est une et indivisible, ni préexistante (comme le pense J.-J. Rousseau). La volonté ne peut se constituer que grâce à toutes les « lumières » que la discussion, l'échange d'idées et la confrontation des opinions peuvent fournir à chacun.
La représentation a donc un corollaire : la délibération. Dans une délibération, écrit E. Sieyès, « il faut laisser tous les intérêts particuliers se presser, se heurter les uns avec les autres, se saisir à l'envi de la question, et la pousser chacun suivant ses forces, vers le but qu'il se propose. Dans cette épreuve, les avis utiles, et ceux qui seraient nuisibles se séparent ; les uns tombent, les autres continuent à se mouvoir, à se balancer jusqu'à ce que, modifiés, épurés par leurs effets réciproques, ils finissent par se fondre en un seul avis. » (7)
A son tour, la délibération implique une certaine publicité des décisions gouvernementales. Un gouvernement même démocratiquement élu n'apparaît pas comme tel s'il recourt abusivement aux décrets. Le rôle accordé à la délibération rendra du même coup obsolètes le recours au mandat impératif et la révocabilité des élus. Le mandat impératif suppose en effet qu'existe une volonté déjà formée des électeurs que les représentants n'auraient qu'à énoncer. Quant à la révocabilité (la possibilité pour les électeurs de démettre leur élu), elle fait courir le risque de faire de l'élu le simple représentant d'intérêts particuliers.
Depuis lors, aucune constitution n'est revenue sur le principe du mandat représentatif. La Constitution française de 1958, par exemple, stipule que « tout mandat impératif est nul » (article 27, constitution du 4 octobre 1958). Sur le plan institutionnel, c'est le Parlement qui s'est imposé comme l'espace par excellence de la délibération. Notons au passage que les parlements des démocraties modernes sont un héritage de l'époque médiévale. On retrouvera ce phénomène au cours de l'histoire de la démocratie : l'intégration dans son fonctionnement d'institutions ou de pratiques anciennes, héritées du Moyen Age, voire de l'Antiquité.

Les contrepoids de la démocratie représentative

Ainsi définie, la démocratie représentative marque une nette rupture par rapport à la conception des Anciens et de J.-J. Rousseau : si le peuple dispose de la souveraineté, il ne peut l'exercer directement. C'est en multipliant les contrepoids au pouvoir des représentants et des gouvernants que les régimes représentatifs se sont finalement imposés comme des régimes démocratiques.
- La tenue d'élections à échéance régulière. La régularité des échéances électorales permet de limiter l'autonomie dont jouissent les élus du fait de leur non-révocabilité. Un élu doit être à l'écoute de son électorat au risque sinon de ne pas être réélu.
L'identification de la démocratie à l'idée d'élection est néanmoins récente. Comme le rappelle B. Manin, d'autres modes de sélection des représentants existent, à commencer par le tirage au sort. Les penseurs de la démocratie ont longtemps exprimé des réserves à l'égard de l'élection. Dans le Contrat social, J.-J. Rousseau, tout comme Charles de Montesquieu, associe le suffrage par le sort à la démocratie, l'élection à l'aristocratie. De fait, l'élection remet en cause le principe de rotation dans la mesure où un élu peut être réélu. D'autre part et surtout, elle revient à sélectionner des citoyens « distincts » des autres (des citoyens entièrement voués à la politique), ce qui va à l'encontre de l'exigence démocratique de ressemblance entre élus et électeurs. Autre grief, avancé cette fois par Alexis de Tocqueville : l'élection fait courir le risque de la majorité tyrannique.
C'est pourtant bien l'élection (à intervalle régulier) qui s'est imposée à partir du XVIIIe siècle avec les révolutions américaine et française. Depuis lors, un régime est démocratique quand les gouvernants et les représentants n'héritent pas de leur charge mais sont élus au terme d'une procédure élective, et leur programme est soumis à l'approbation des électeurs. Comme pour la représentation, plusieurs arguments militent en faveur de l'élection :
- l'élection est mieux adaptée aux Etats-nations. A contrario, le tirage au sort n'est pas envisageable dans une société jugée complexe et dont les fonctions gouvernementales requièrent des compétences particulières;
- l'élection confère une légitimité. En effet, elle crée chez les électeurs un sentiment d'obligation et d'engagement envers ceux qu'ils ont désignés.
- Le multipartisme. L'élection implique la reconnaissance des partis politiques. Comme l'élection, le parti fut longtemps contradictoire avec l'idée de démocratie(8). Il faut attendre A. de Tocqueville pour qu'il soit pensé comme un élément essentiel de la démocratie. L'auteur de La Démocratie en Amérique observe en effet que le fourmillement de petits partis aux Etats-Unis et, par conséquent, le fractionnement de l'opinion, n'empêchent pas deux grandes tendances de se dégager et de se retrouver incarnées par deux grands partis, « l'un attaché à élargir le pouvoir populaire, l'autre plutôt enclin à le restreindre ».
Sur le plan théorique, le juriste praguois Hans Kelsen a montré que la démocratie n'est pas envisageable sans partis. « Il est trop clair que l'individu isolé, ne pouvant acquérir aucune influence réelle sur la formation de la volonté générale, n'a pas, du point de vue politique, d'existence réelle. La démocratie ne peut, par suite, sérieusement exister que si les individus se groupent d'après leurs fins et affinités politiques, c'est-à-dire que si, entre l'individu et l'Etat, viennent s'insérer ces formations collectives dont chacune représente une certaine orientation commune à ses membres, un parti politique. La démocratie est donc nécessairement et inévitablement un Etat de partis. »(9) Ces qualités reconnues aux partis seront autant d'arguments contre les régimes à parti unique.
- La liberté d'expression de l'opinion publique. L'opinion doit pouvoir s'exprimer en permanence, en dehors des institutions (assemblée et partis) et dans l'intervalle des élections. Dès le début du siècle, le sociologue russe Moïseï Ostrogorski souligne la nécessaire diversité des moyens d'expression. « Pour que ce pouvoir de l'opinion, de nature éminemment subtile et d'essence très indécise, puisse se faire sentir, il faut à l'opinion liberté entière de se produire, sous ses formes variées et irrégulières (...).»(10)
La presse dite d'opinion, autorisée dans les années 1880 en France, est l'un de ces moyens. D'autres moyens existent : les pétitions, les manifestations dans la rue, les sondages... La liberté d'expression de l'opinion publique est d'autant plus centrale qu'elle contribue à exercer un contrôle continu, bien qu'indirect, sur l'action des élus.
Pour le philosophe Alain, la démocratie n'est d'ailleurs pas autre chose : « Ce qui définit la démocratie, ce n'est pas l'origine des pouvoirs, c'est le contrôle continu et efficace que les gouvernés exercent sur les gouvernants. »
- La séparation des pouvoirs. Un autre contrepoids à l'autonomie des élus réside dans la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.
Par-delà ce mécanisme subtile de contrôle mutuel, il y a encore la démultiplication des centres de décision. C'est pourquoi on parle aussi de «polyarchie» pour caractériser la démocratie et la dilution du pouvoir qui en résulte. Pour le philosophe Claude Lefort, la démocratie n'est pas autre chose qu'un régime où le lieu du pouvoir est vide.
- Les droits de l'homme. Les « vieilles démocraties » se réfèrent toutes à un texte fondateur proclamant les principes universels - liberté et égalité - que tout citoyen est en droit d'opposer aux éventuels abus du pouvoir politique : la Déclaration des droits de 1689 (Angleterre), la Constitution du 17 septembre 1787 (Etats-Unis), la Déclaration des droits de l'homme du 24 juin 1793 (France)... Depuis l'après-guerre, la reconnaissance du statut de démocratie est passée par l'adhésion préalable du pays aux droits de l'homme tels que définis dans la Déclaration universelle de 1948.
Au cours de son histoire, la démocratie représentative n'a cessé de se transformer aussi bien en France qu'en Angleterre et aux Etats-Unis. Parmi les changements les plus notables, il y a d'abord l'extension du suffrage universel. Dans les démocraties qui se mettent progressivement en place aux XVIIIe-XIXe siècles, le suffrage est censitaire. Dans les années 1830, la proportion des personnes autorisées à participer aux élections législatives ne représente encore que 2% en Grande-Bretagne, pourtant considérée comme l'une des plus anciennes démocraties. En France, les femmes n'accèdent au droit de vote qu'en 1944.
Il y a ensuite l'émergence et l'essor des partis de masse. Dans les pays occidentaux, leur création est relativement récente, postérieure à la mise en place de la plupart des institutions démocratiques. Essentiellement parlementaires, les démocraties deviennent ainsi au tournant du siècle des « démocraties de partis » selon la formule de B. Manin.
Aujourd'hui comme hier, la démocratie représentative présente de multiples variantes dues aux différences de cultures, aux divergences des trajectoires nationales, etc. Ainsi, l'analyse comparative révèle des différences non négligeables, y compris entre les « vieilles démocraties » (11).

La crise de la démocratie représentative

Pas plus que la démocratie directe, la démocratie représentative n'a été exempte de critiques. La crise de la démocratie représentative constitue d'ailleurs un thème récurrent.
Aujourd'hui, « ce que l'on reproche volontiers à la démocratie représentative est d'être insuffisamment démocratique et insuffisamment représentative » selon la boutade du doyen Georges Vedel.
Au cours de ces dernières années, différentes tendances ont relancé le débat autour de la crise de démocratie représentative : la montée de l'abstentionnisme, la volatibilité et l'instabilité croissante de l'électorat ; les affaires de corruption ; la professionnalisation de la vie politique et le poids des notables. S'y ajoutent les nouvelles perspectives offertes par les nouveaux médias électroniques. D'ores et déjà, certains soulignent l'émergence de nouveaux modèles qui, à défaut d'être alternatifs, contribueraient à palier les insuffisances de la démocratie représentative telle que nous la connaissions jusqu'ici.
- La démocratie du public. Pour B. Manin, « le gouvernement représentatif s'est indubitablement démocratisé depuis son établissement au sens où sa base s'est élargie et où l'ensemble représenté s'est immensément étendu » mais, dans le même temps, « la démocratisation du lien représentatif, le rapprochement entre représentants et représentés, le poids plus grand des souhaits des gouvernés sur les décisions des gouvernants se sont avérés moins durables qu'on ne l'avait pensé. La démocratie s'est assurément étendue, mais il est (...) incertain qu'elle se soit approfondie. » La crise actuelle de la démocratie représentative exprime moins sa remise en cause que l'émergence d'une nouvelle forme de gouvernement représentatif. Selon B. Manin, nous entrons dans l'ère de la « démocratie du public » caractérisée par un électeur flottant et informé et l'émergence d'un nouveau forum de délibération : les médias.
Dans la démocratie du public, la délibération ne s'effectue plus seulement dans l'enceinte du Parlement ou au sein des partis ; elle se produit aussi dans les médias modernes (TV, radio) au détriment des journaux d'opinion. Aux militants et aux hommes d'appareil qui caractérisaient la démocratie des partis, succède une élite politico-médiatique. Comme les précédentes, la démocratie du public présenterait des éléments à la fois démocratiques et oligarchiques.
- La démocratie continue. Selon le juriste Dominique Rousseau, nous entrerions dans l'ère de la démocratie continue (12). Celle-ci se traduit principalement par l'introduction dans le champ politique de nouvelles formes organisées de la représentation de l'opinion publique : les sondages (qui non seulement relativisent l'intérêt des élections puisque les résultats sont connus d'avance mais encore révèlent l'écart pouvant exister entre l'aspiration de l'opinion et la décision des élus) ; les médias modernes (qui relayent l'aspiration de l'opinion à travers des débats) et, enfin, les instances de contrôle de la constitutionalité des lois (soit en France, le Conseil constitutionnel qui a eu maintes occasions d'amender, voire d'annuler des projets de lois et donc de relativiser la prétention des élus à exprimer la volonté du peuple). Du même coup, l'élection n'apparaît plus comme la seule source de légitimité démocratique. Aux parlementaires se sont par ailleurs ajoutés d'autres « entrepreneurs législatifs » : associations, lobbys, commissions des sages... Dans cette perspective, la démocratie souffrirait de la résistance des élus à la remise en cause de leur monopole...
Principal reproche adressé à l'encontre de la démocratie continue : son légicentrisme ; pour le doyen G. Vedel, elle revient à privilégier moins le citoyen que les corporatismes (médias, producteurs de sondages, juristes).
- La démocratie participative ou locale. Soulignant l'incapacité de la représentation nationale à refléter l'ensemble des enjeux de la vie locale, d'autres prônent le renforcement de la démocratie locale ou participative (13).
Représentatif de ce courant de réflexion, C.B. Macpherson distingue quatre phases dans le développement de la démocratie : la démocratie protectrice, la démocratie de développement, la démocratie d'équilibre, enfin, à venir : la démocratie participative(14). Celle-ci consiste à élaborer les décisions collectives en ne se limitant pas aux lieux où se prennent les décisions politiques.
En fait la démocratie locale est une réalité ancienne. Dans La Démocratie en Amérique, Tocqueville en fait l'une des sources de la vitalité de la démocratie aux Etats-Unis. Dans L'Ancien Régime, il explique a contrario la Révolution française par la disparition des formes médiévales de démocratie locale sous l'Ancien Régime et les excès de centralisme.
Dans les sociétés modernes actuelles, la démocratie locale recouvre différents instruments à commencer par le référendum d'initiative populaire, en usage en Suisse, mais aussi en Italie, en Espagne... Les risques du référendum sont cependant connus : quand il ne ravive pas les passions, il vire au plebiscite (on parle alors de démocratie acclamatoire).
D'autres instruments existent qui vont de la représentation de quartier aux procédures de concertation ad hoc initiées par des associations et qui se font jour dans un but déterminé et limité dans le temps, à l'image, par exemple, des coordinations étudiantes ou des infirmières, qui mandatent leurs propres représentants. Ces instruments ne sont pas foncièrement incompatibles avec les instruments de la démocratie représentative. Toute la question est, en fait, de savoir comment les articuler les uns aux autres pour répondre à la fois à l'aspiration d'une meilleure représentation des intérêts locaux et aux enjeux liés à la globalisation. En d'autres termes : articuler les niveaux local et global. On en vient ainsi à un autre thème de débat : celui de la subsidiarité (15).
- La démocratie virtuelle ou cyberdémocratie. Les nouvelles technologies de communication (autoroutes de l'information, Internet) ont nourri toute une littérature sur le thème de la démocratie virtuelle (16). Sur Internet, des forums de discussion sont consacrés à ce thème. Des logiciels, comme par exemple l'E. vote, ont d'ores et déjà été mis au point outre-Atlantique qui permettent non seulement la réalisation d'un vote à distance mais encore l'élaboration de politiques publiques. Avec la cyberdémocratie naîtrait ainsi une nouvelle espèce de citoyen : le netizen (de net, réseau et de citizen, citoyen)...
Dans un ouvrage récent qui propose (à notre connaissance) la première analyse sociopolitique de langue française du phénomène Internet, Paul Mathias souligne les limites à l'avènement d'une telle démocratie (17).
Les limites sont d'abord matérielles : la cyberdémocratie suppose des machines aux capacités de traitement considérables mais aussi que la fiabilité et la sécurité des transactions soient garanties par des opérateurs compétents et désintéressés. Ce qui entraîne le risque de voir une hiérarchie des informaticiens se substituer à celle des élites politiques... Surtout, le caractère évanescent des échanges entre internautes rend illusoire la transformation des forums en véritables espaces publics.
Avant Internet, rappelle enfin P. Mathias, d'autres médias avaient fait resurgir l'idéal de démocratie directe. L'apparition des premiers sondages avait ainsi fait naître l'espoir de pouvoir connaître la volonté du peuple sans médiation.
Par-delà leur différence de nature, ces modèles confirment une chose : la démocratie est bien une idée simple et un problème mais dont les données changent avec les évolutions sociales, économiques, techniques... Sans doute est-ce pourquoi la démocratie apparaît comme un enjeu à la fois intemporel et si actuel.

Ne pas confondre république et démocratie


Dans son acception très générale, la république est un régime où le pouvoir est régi par la loi. Elle peut donc comporter des éléments de la démocratie comme ceux d'autres régimes. C'est pourquoi, si l'on excepte le sens particulier que lui donne Platon, elle est classiquement présentée non comme un régime pur, mais comme le résultat d'une sorte d'alchimie entre plusieurs régimes. Ainsi Cicéron (iie-ier siècles av. J.-C.) définit la république comme le régime qui combine ce qu'il y a de meilleur dans la monarchie, l'aristocratie et la démocratie.
De l'Antiquité à nos jours, le sens de la république n'a cependant cessé d'évoluer en fonction du contexte dans lequel elle était pensée. A partir du xviie siècle, la république est toujours définie comme un régime mixte mais aussi en opposition à la monarchie absolue. Avec les fédéralistes américains, elle se distingue de la démocratie par l'introduction du système de représentation. « Dans une démocratie, écrit Madison, le peuple s'assemble et gouverne lui-même ; dans une république, il s'assemble et gouverne par des représentants et des agents. » Elle est présentée en outre comme le régime le mieux adapté aux Etats fédéraux. De leur côté, les révolutionnaires français lui ajoutent une dimension nouvelle. Désormais, la république, c'est la démocratie représentative plus des principes à caractère universel destinés à sceller l'unité du peuple des citoyens : la liberté, l'égalité et la fraternité. Dans cette perspective, la république est indissociable du triptyque école/laïcité/citoyenneté.



La généalogie d'un mot


Du mot tabou...
Le mot démocratie fait partie de ces mots abondamment utilisés dans le langage courant. Il n'en a pourtant pas toujours été ainsi.
Dans La Cité divisée (1), Nicole Loraux, spécialiste de l'histoire de la Grèce antique, rappelle ce curieux paradoxe : les Athéniens, pourtant à l'origine du modèle démocratique, y réfléchissaient à deux fois avant de le prononcer. Explication : pour les Athéniens, la cité ne peut être qu'une et indivisible ; tout ce qui évoque les divisions passées est donc subversif. Or, justement, les termes dêmos et krátos - qui ont donné celui de démocratie - connotaient, dans leurs multiples acceptions, l'idée de conflit. Dêmos peut aussi bien désigner le peuple en tant que tout, que désigner, dans son usage partisan, le parti populaire. D'autre part, avoir le krátos, c'est « avoir tout pouvoir sur » mais aussi, dans son sens originel « avoir le dessus ». Les adversaires du régime démocratique ne manqueront pas de rappeler ces significations au point de faire de « demokratia » un sobriquet très dépréciatif. « D'où, écrit N. Loraux, l'évitement insistant par les démocrates eux-mêmes de ce mot. » L'entrée du mot dans la langue française est plutôt tardive : elle remonterait au xive siècle. La démocratie fait alors d'abord référence à l'Antiquité.
...à sa généralisation
Il faut en fait attendre le xixe siècle pour que l'usage du mot se répande dans le langage courant. C'est ce que rappelle Pierre Rosanvallon dans un article consacré à la généalogie du terme (2).
Depuis lors, l'usage du mot a largement débordé le champ de la philosophie politique pour gagner celui des sciences sociales et, notamment, la sociologie. La démocratie ne se réduit plus à un régime politique, elle peut aussi concerner des organisations ou des institutions. Depuis quelques années, on parle de démocratie à l'école, de démocratie familiale ou encore de démocratie dans l'entreprise. Dans ces différentes perspectives, la démocratie renvoie à des enjeux comme : la répartition de l'autorité parentale ; la participation des parents à la vie scolaire ; la représentation et l'expression des salariés dans l'entreprise... Mais est-il toujours question de démocratie?
NOTES
1 N. Loraux, La Cité divisée, Payot, 1997.
2 P. Rosanvallon, « L'histoire du mot démocratie à l'époque moderne ».



Les penseurs de la démocratie


Ironie de l'histoire : les penseurs de la démocratie qui se sont succédé de l'Antiquité jusqu'à nos jours étaient rarement favorables à la démocratie. Leur oeuvre respective a néanmoins contribué à mettre au jour ses éléments constitutifs, ses limites comme ses forces.

Les penseurs grecs :

Platon (ve-ive siècles avant J.-C.) et Aristote (ive siècle av. J.-C.).
Les penseurs grecs étaient plutôt hostiles à l'égard de la démocratie athénienne. Pour Platon et Socrate, le modèle idéal s'incarne dans la république ; pour Aristote, dans un régime mixte combinant des éléments de la démocratie athénienne avec ceux de l'aristocratie. Parmi les caractéristiques essentielles de la démocratie, le même Aristote mettait en avant la rotation des charges ; chaque citoyen est ainsi tour à tour gouverné et gouvernant.

Charles de Montesquieu

(1689-1755)
On lui doit le célèbre principe de la séparation des pouvoirs. Avant lui, l'Anglais John Locke en avait déjà suggéré l'idée dans ses Deux traités de gouvernement (1690) en distinguant les pouvoirs législatif, exécutif et confédératif. Dans De l'esprit des lois (chapitrevi sur la Constitution d'Angleterre, du Livre XI), Montesquieu y ajoute le pouvoir judiciaire et confond les deux derniers. Pour autant, Montesquieu n'est pas favorable à la démocratie. Pour lui, la séparation des pouvoirs (en fait le contrôle exercé les uns sur les autres par des empiètements réciproques), justifie un régime aristocratique.

Jean-Jacques Rousseau

(1712-1778)
Référence obligée des défenseurs de la démocratie directe, il est l'un des premiers philosophes à placer la souveraineté dans le peuple. Une et indivisible, cette souveraineté s'exprime par la volonté générale qui résulte de la délibération entre tous
les citoyens assemblés. Aussi, Rousseau est-il hostile à tout système représentatif mais également à tout ce qui divise la souveraineté : les groupes de pression, les partis. Rousseau distingue néanmoins le pouvoir législatif du pouvoir exécutif : si le premier est du seul ressort du peuple assemblé, le second revient à un gouvernement, révocable à tout moment mais distinct. Conscient des contraintes que pose la démocratie directe, Rousseau admettait qu'elle n'était faite que pour un peuple de dieux.

Alexis de Tocqueville

(1805-1859)
Aristocrate de naissance, l'auteur de La Démocratie en Amérique et de L'Ancien Régime et la révolution croyait plus en une société dirigée par des gens éclairés qu'à la démocratie elle-même. Comme le philosophe Stuart Mill, il considère que l'élection au suffrage universel, c'est la tyrannie de la majorité. Reste que son oeuvre apporte de précieux éclairages sur les mécanismes de la démocratie en général, et américaine en particulier. Il est parmi les premiers penseurs à souligner le rôle des partis et des « corps intermédiaires » dans le fonctionnement démocratie, à l'échelle nationale mais aussi locale.

Joseph Schumpeter

(1883-1950)
Connu pour son analyse du capitalisme, il est aussi l'un des principaux représentants de la théorie dite élitiste de la démocratie. Selon cette théorie, développée dans Capitalisme, socialisme et démocratie (1942), les démocraties occidentales constituent un régime dans lequel des individus accèdent au pouvoir au terme d'une compétition portant sur les votes des électeurs. Dans cette perspective, l'objectif des élus n'est pas d'appliquer la volonté du peuple, il est d'acquérir un pouvoir de statuer sur les décisions politiques en vertu de la légitimité conférée par l'élection. Jusqu'à ce que les électeurs les sanctionnent pour promesses non tenues à l'occasion des élections suivantes...

Robert A. Dahl

(né en 1915)
Sociologue américain. On lui doit la notion de «polyarchie» : la démocratie est un régime polyarchique en ce sens que le pouvoir y est diffus et non concentré. Les décisions politiques découlent d'un processus complexe d'ajustement et de régulation permanente des conflits entre des groupes aux intérêts pas toujours convergents.

Claude Lefort

(né en 1924)
La réflexion sur la démocratie poursuivie par C. Lefort dans les années 70 et 80 porte sur ses conditions d'émergence et ses rapports avec le totalitarisme (voir notamment L'Invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Fayard, 1981). Dans une démocratie, le lieu du pouvoir est un «lieu vide» : aucun individu ne peut prétendre l'incarner. L'Etat, la nation et le peuple ne sont que des représentations symboliques de l'unité de la société, qui n'excluent pas la possibilité de dissensions. Par opposition, le régime totalitaire naît de la tentation de réduire la société à l'unité et d'incarner le pouvoir au nom d'une catégorie sociale (le prolétariat,avec le communisme) ou de la nation (avec le fascisme).



Une entreprise est-elle démocratisable ?


Dès le XIXe siècle, la question s'est posée de savoir si l'on pouvait transposer la démocratie aux situations de travail. En France, différents textes de loi ont progressivement élargi les possibilités de représentation et d'expression des salariés à travers l'autorisation des associations syndicales (loi de 1864 abolissant la loi Le Chapelier de 1791), l'institution des délégués du personnel (1936) puis des comités d'entreprise (1945), la reconnaissance des sections syndicales d'entreprise (1968), la création des groupes d'expression (lois Auroux de 1982). De leur côté, des entreprises ont mis en place des mécanismes spécifiques qui vont de la simple boîte à idées aux équipes polyvalentes et semi-autonomes.
De là à parler de démocratisation de l'entreprise, il n'y a qu'un pas qu'il faut se garder de franchir car ni la représentation, ni le droit d'expression des salariés n'impliquent une participation de ceux-ci à la décision.
Dans la majorité des entreprises (sociétés coopératives exceptées), c'est la direction qui assume les choix stratégiques sous l'influence plus ou moins forte des actionnaires.
Si, enfin, les relations hiérarchiques sont devenues moins autoritaires et patriarcales, le thème de l'«entreprise citoyenne», lancé dans les années 80, a montré ses limites.
Source: Scienceshumaines.com

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