vendredi 20 janvier 2012

Un autre Bourdieu

Par Geoffroy de Lagasnerie| 20 janvier 2012
 

Pour les dix ans de la mort de Pierre Bourdieu, les éditions Raisons d’agir et Le Seuil publient les cours du sociologue au Collège de France dans un ouvrage intitulé Sur l’État. Où l’on découvre la complexité des rapports de Bourdieu à l’État.

 
Décembre 1995 : un vaste mouvement de grèves se déclenche en France contre le « plan Juppé » de réforme de la Sécurité sociale. Le 12 décembre, d’immenses manifestations rassemblent plus d’un million de personnes. À la fin de la journée, à la gare de Lyon à Paris, Pierre Bourdieu prend la parole. Il y exprime son soutien à la contestation. Il dénonce la « destruction d’une civilisation » qui s’opère à mesure que les logiques néolibérales nous envahissent. Par la suite, Bourdieu publiera tout une série de petits textes engagés, rassemblés notamment dans les volumes Contre-feux 1 (1998) et Contre-feux 2 (2001). Il y formule ce qui constitue selon lui les exigences d’une théorie et d’une pratique de gauche aujourd’hui : préserver les services publics contre le dépérissement de l’État, la Loi contre le règne du marché, la solidarité collective contre l’égoïsme et l’idéologie de la responsabilité individuelle, etc. Au cours de cette période, Bourdieu a fréquemment répété que la défense de l’État constituait à ses yeux l’un des enjeux essentiels, si ce n’est primordial, de la politique contemporaine.
La parution de ses cours inédits au Collège de France prononcés entre 1989 et 1992 et intitulés Sur l’État va à coup sûr étonner celles et ceux qui sont restés sur cette image. Car ces leçons nous donnent à voir un tout autre Bourdieu. On y découvre la complexité du regard du sociologue sur l’État. La portée de ce recueil se situe ainsi bien au-delà de l’espace des sciences sociales. Il pose un problème capital : en quoi doit consister une politique, et notamment une politique de gauche, dans son rapport à la logique étatique ?

Domestication des esprits

Premier objectif de ces cours : faire voler en éclat le mythe, puissamment inscrit dans la philosophie traditionnelle, de l’État comme lieu d’expression de la « volonté générale ». Au fondement de l’État, il n’y a pas l’accord libre de citoyens déléguant leur souveraineté à une puissance supérieure censée les représenter : il y a la force, la violence, l’arbitraire. S’appuyant sur les travaux classiques des sociologues Max Weber ou Norbert Elias, Bourdieu décrit l’émergence de l’État comme une compétition entre des chefs féodaux rivaux, qui aboutit à l’élimination des vaincus. Le plus fort dans la lutte pourra, à la fin, imposer son monopole sur la levée des impôts et l’usage de la violence physique légitime. C’est lui qui recevra le nom d’« État ». De ce point de vue, comme le dit Bourdieu dans une formule volontairement provocatrice car destinée à susciter la réflexion : « Un racket de protection organisé par des gangsters, comme on en voit à Chicago, n’est pas si différent de l’État. »
Mais l’apport décisif de Bourdieu est de souligner à quel point l’État ne se réduit pas à une instance violente et à une administration fiscale. Il faut également prendre en compte ce qu’il nomme la « dimension symbolique de la domination étatique ». Loin d’être un simple instrument de coercition, l’État est avant tout un instrument de « production et de reproduction du consensus ». Il peut être défini comme un « principe d’orthodoxie », une instance qui façonne nos structures mentales, nos catégories de pensée, nos manières de voir le monde. Il impose, par la Loi notamment – des pages féroces sont consacrées aux juristes et à leur conservatisme – des représentations et des valeurs communes  : « L’État tend à faire admettre comme allant de soi, comme évidentes, un grand nombre de pratiques et d’institutions. Par exemple, il fait en sorte que nous ne nous interrogions pas sur la notion de frontière, sur le fait qu’en France on parle français plutôt qu’une autre langue, sur l’absurdité de l’orthographe, bref des foules de questions qui pourraient se poser et qui ne se posent pas et sont mises en suspens. » L’action de l’État revient ainsi à fermer l’espace des possibles, à limiter l’espace du pensable. Bourdieu prend l’exemple du nucléaire, décision discrétionnaire qui fait désormais figure d’évidence au point que tout un ensemble d’autres possibles sont devenus quasi impensables. Bourdieu appelle cela l’effet du « c’est ainsi », du « c’est comme ça », qu’il décrit comme pire qu’une censure, puisque les options alternatives ne sont pas interdites mais rendues inconcevables. Bref, l’État ne cesse d’opérer des « coups d’État » symboliques, en instituant un ordre arbitraire et en le faisant méconnaître comme tel.

Ouvrir le champ des possibles

Dès lors, une théorie et une politique ne sauraient être véritablement émancipatrices qu’à condition de se fonder sur une critique radicale de l’État. D’où, selon Bourdieu, l’importance de l’histoire et de ce qu’il appelle la « démarche génétique », qui conduit à remonter vers le passé, à reconstituer les choix qui ont abouti à la situation présente et que nous avons pourtant oubliés. Car ce travail fournit des instruments pour débanaliser et dénaturaliser la situation actuelle, pour nous sortir l’État de la tête. Ce qui favorise l’ouverture du champ des possibilités, et permet à la réflexion d’être plus imaginative, plus audacieuse.
Mais surtout, la critique de l’État a pour fonction de contribuer à déstabiliser la mécanique implacable de la reproduction sociale. Le cours de Bourdieu peut en effet se lire, aussi, comme une longue méditation sur l’obéissance. Nous avons l’habitude d’être impressionnés par les phénomènes les plus spectaculaires : les rebellions, les insurrections, les révolutions. Or selon Bourdieu, ce qui est « stupéfiant, étonnant, c’est l’inverse : le fait que l’ordre est si fréquemment observé. Ce qui fait problème, c’est ce qui précisément n’en fait pas. Comment se fait-il que l’ordre social soit si aisément maintenu ? ». Pourquoi obéit-on à l’État : voilà l’interrogation fondamentale. Le marxisme y a apporté une réponse classique : c’est parce que l’État détient la supériorité dans les rapports de force physiques, militaires, ou économiques. Mais pour le sociologue, si tel était le cas, ces rapports de force seraient « infiniment plus fragiles et très faciles à inverser ». En réalité, si l’ordre parait à ce point immuable, c’est parce que l’État exerce une violence symbolique de « domestication des esprits », par l’intermédiaire de laquelle les agents intériorisent les structures sociales et les tiennent pour évidentes. Se libérer de l’emprise de ce pouvoir invisible : telle est la bataille que Bourdieu nous invite à livrer. Elle est pour lui la condition d’une action authentiquement subversive. Avec ce cours, il nous offre les armes nécessaires à ce combat.
Source: Blog Regards.fr

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