vendredi 24 février 2012

Années 1980 : les fossoyeurs du nouveau monde / Entretien avec François Cusset
Un véritable traumatisme. Dans La décennie - Le Grand Cauchemar des années 1980, l’historien des idées François Cusset a brillamment conté la grande offensive néo-libérale - rouleau-compresseur idéologique, culte du fric et des valeurs (dites) entrepreneuriales. Pour le numéro 2 de la version papier, il revenait sur ces années incroyablement "décomplexées".
La version originelle de cet entretien est paru dans lenuméro 2 de la version papier d’Article11.
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Ils ont tout enterré – l’utopie, la pensée critique, la contestation, Marx, le communisme et même l’histoire. Notre monde est devenu champ de ruines, quand le leur portait beau et s’affichait avec morgue, certain de la supériorité de ses mots d’ordre : soumission au marché, modernisation technocratique, esprit d’entreprise et argent-roi. Un vrai rouleau-compresseur, lancé au mitan des années 1970, avec les autoproclamés « nouveaux philosophes » et leur dénonciation du totalitarisme, et méthodiquement conduit au long des années 1980. Rien d’autre que la pensée unique capitaliste et de sombres perspectives néo-libérales, comme si une Margaret Thatcher sous cocaïne avait pris le contrôle de toute la partie occidentale du globe. Peu ou prou : l’enfer.
Pour conter leur victoire, un livre – foisonnant et passionnant. L’ouvrage se nomme La Décennie1, le sous-titre donnant le ton : Le Grand Cauchemar des années 1980. L’historien des idées François Cusset2 y dresse le tableau, presque effrayant, de ces années de vide et de trop-plein : élimination pure et simple (ou peu s’en faut) de toute question sociale et abondance de discours creux – ceux des (prétendus) intellectuels et des politiques, tous convertis aux principes de la communication et de la libre-entreprise. Multipliant et croisant les références, des films aux articles de journaux, des chansons aux discours politiciens et aux spots de pub, l’auteur de La Décennie ne se contente pas de dire une époque : il documente le fonctionnement d’une véritable machine de guerre idéologique.
Aux commandes : Bernard-Henri Levy, Jacques Séguéla, André Glucksman, Jacques Attali, Alain Finkielkraut, Laurent Joffrin, Luc Ferry, Alain Minc, Pascal Bruckner, Jacques Julliard et tutti-quanti. Déjà. Il y a trente ans, ils faisaient main-basse sur la (pseudo) vie intellectuelle française ; ils en tirent encore les ficelles aujourd’hui. Il y a trois décennies, ils prêchaient la conversion aux joies du marché et accompagnaient la mise au pas néo-libérale ; ils ne s’en sont toujours pas lassés. C’est là aussi que l’ouvrage s’avère essentiel : en faisant vivre ce passé proche, c’est le présent – le nôtre et le leur – qu’il éclaire. En donnant des clés de compréhension d’un monde que nous subissons toujours, c’est la possibilité d’un contre-basculement idéologique qu’il renseigne. François Cusset en parle ci-dessous, conversation libre, permanents aller-retours entre les années 1980 et aujourd’hui.
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La Décennie a ceci de précieux qu’il ne se contente pas de décrire le basculement idéologique des années 80, il lui donne réellement corps...
Pour rendre vivant ce livre contre-idéologique, j’ai eu recours à toute une chair d’actualité et d’événements – disons : le corps et l’esprit du temps. J’ai même davantage pris plaisir à décrire une époque qu’à dénoncer des idéologues que nous sommes si nombreux à fustiger.
Là est le paradoxe du livre : il mêle une ligne politique, de déchiffrage idéologique, et une ligne subjective - ce désir de saisir l’esprit délétère qui fut celui de ma jeunesse. L’écrire a d’ailleurs eu un effet d’auto-analyse : j’ai compris le désarroi complet dans lequel ma génération se trouvait. Nous étions alors confrontés à une sorte d’obligation d’aller dans le sens du vent et du fatalisme économique ; cela ne nous excitait pas, mais rien d’autre ne nous était proposé.
Pour mener à bien cet ouvrage, les sources se sont révélées essentielles. Il en est une que j’ai épuisée de A à Z : Le Nouvel Observateur, magazine centre-gauche de l’élite – là où toutes les voix influentes de « gauche », politiques mais aussi culturelles et artistiques, s’exprimaient toutes les semaines. Je l’ai lu ainsi, comme la tribune de l’élite. Et il a – pour la petite histoire - été à l’origine d’une vraie fierté personnelle : après la publication de La Décennie, j’ai reçu une lettre d’insultes de son ancien patron, Laurent Joffrin, furieux de m’avoir ouvert les portes de l’Obs pour que j’en tire un portrait si peu flatteur...
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J’ai aussi épluché Libération, son évolution – du journal prolétaire et en guerre des années 70 jusqu’au journal libéral-branché des années 1980 – étant symptomatique de l’époque. Et Globe, Actuel, les médias audiovisuels, etc.. J’ai enfin lu beaucoup d’essais parus à ce moment-là, parce qu’ils sont l’un des véhicules idéologiques de l’époque. Le décollage de l’essai comme genre best-seller remonte en effet aux années 1980, avec de premiers tirages à plus de 100 000 exemplaires – pour les BHL et assimilés.
Au final, tu dresses un tableau presque effrayant de cette décennie...
On oublie ce que c’était. À l’échelle mondiale, les années 1980 correspondent à une nouvelle phase du capitalisme : il s’étend à des zones ou des sphères qui n’étaient pas encore colonisées – parce qu’elles n’avaient alors pas besoin de l’être et que le capitalisme était organisé différemment. Il s’attaque alors à la vie privée, au corps, à l’intimité, etc...
La question du rapport au corps, par exemple, est essentielle pour comprendre la décennie. Si on ne saisit pas qu’il y a une excitation corporelle, sportive, athlétique et aventurière qui est promue avec l’esprit d’entreprise, une dimension de fun, plus ou moins surjouée, on fait l’impasse sur l’esprit du temps. Parce qu’on en reste – finalement – à une analyse idéologique. C’était le souci d’un Jean-François Lyotard : « Tous les intellectuels de gauche aux mains propres n’ont jamais compris qu’on pouvait jouir en buvant le foutre du capital. » Cette dimension de jouissance est primordiale pour comprendre toute l’ambiguïté des années 1980.
Car il y a bien ambiguïté ! Du point de vue superficiel des excitations et des palpitations, du corps et des sensations, le capitalisme alors déchaîné est plus fun que toutes les expériences contestataires. Le problème est là : cet agencement jouissif fonctionne, agissant comme un ressort tendu vers l’individualisme à tout crin. On présente aujourd’hui ce dernier comme une façon de diviser la société, de tuer toute forme de collectif ; je crois plutôt qu’il est un conte de fée, une promesse d’aventure faite à chaque petite existence. Chacun aurait ainsi en soi un potentiel infini d’histoires et de scénarios.
Le capitalisme fonctionne sur cette promesse faite aux « perdants » qu’ils ont une chance d’atteindre la félicité de ceux qu’ils scrutent dans les médias. Ils devraient détester ces gens qui leur volent tout ; au contraire, ils les aiment, les désirent et les envient. Parce que – justement – il y a du corps, de la jouissance, toute une aisance. L’autre, celui d’en face, n’est pas seulement l’ennemi social, il est aussi un corps dans lequel on se projette.
C’est lourd de conséquences, la multitude non embourgeoisée s’en trouve complètement clivée. D’un côté, les gens sont certains qu’une injustice irréversible est la cause de leur existence quotidienne ; de l’autre, ils s’identifient au corps du gagnant, espérant qu’un jour il soit le leur. Ce clivage démobilise.
Tout l’esprit des années 1980 tient dans cette promesse qu’il ne faut pas de compétences particulières pour réussir, mais juste un mélange de chance, de niaque et d’avantages liés à l’époque – ce n’est donc pas une question de prédestination sociale. C’est accessible à tout le monde : voilà ce que prétend le néo-libéralisme en agitant ce vieux mensonge de la démocratie entrepreneuriale. Faire de quelqu’un d’aussi gouailleur que Tapie le héros des années 1980 est une façon d’affirmer que le grand patron n’est plus un énarque méprisant né avec une cuillère en or. Qu’on peut tous l’être.
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Jusqu’à la caricature... Les formules de ces hérauts de l’esprit de compétition – Tapie, par exemple, avec son « Gagner, vivre, c’est bouger » – sont si excessives qu’elles en deviennent ridicules...
En rédigeant l’ouvrage, je me suis demandé si ces gens se rendaient compte qu’ils étaient si caricaturaux. J’ai compris ensuite que toute époque de renouvellement offensif d’une idéologie est forcément décomplexée. Il s’agit de tout essayer, de faire passer des dogmes sous des formes excessives avant de les émousser, pour aboutir finalement à un discours politiquement correct. Le langage des élites est beaucoup plus décomplexé et spectaculaire dans les années 1980 ; elles mettent par la suite un peu d’eau dans leur vin en s’excusant pour les fameux « excès » du capitalisme.
Il s’opère donc un léger retournement discursif au début des années 1990. Mais celui-ci n’est que rhétorique : le capitalisme intègre la peur de la mondialisation et de ses excès sans remettre en cause son principe idéologique. La meilleure illustration en est la campagne électorale de Chirac autour de « la fracture sociale ». Dans sa bouche, une telle formule – récupérée d’une note de la Fondation Saint-Simon4 et qui résume parfaitement quinze ans d’évolution française – est bien sûr une immense arnaque. Elle permet pourtant de prolonger pendant deux mandats l’aventure des années 1980.
Prolonger ? Cette décennie ne se limite donc pas aux années 1980 ?
Elle dure en fait presque vingt ans. Elle prend racine dans un basculement qui a lieu en France au mitan des années 1970, lié à un reflux rapide de l’excitation et des effectifs gauchistes, ainsi qu’à l’arrivée de la crise. La naissance du mouvement dit anti-totalitaire, opération stratégique et médiatique conduite par BHL et Glucksmann, l’incarne parfaitement : tout se passe comme si la France découvrait l’existence du goulag... Ce mouvement met en réalité une pression énorme sur ceux qui tentent de rester fidèles aux idéaux de 68.
À l’autre bout, on peut étendre cette décennie jusqu’au mitan des années 1990, nombre de pistes tracées dans les années 1980 se prolongeant ensuite. Si la fin du deuxième mandat de Mitterrand représente une évidente césure, c’est surtout le mouvement social de 95 qui marque un coup d’arrêt.
C’est un coup d’arrêt symbolique...
Mais essentiel, car il enraye la culpabilisation de quiconque se mobilise. Pendant quinze ans, sous la décennie, toute forme de résistance collective est frappée d’interdit. Diabolisée comme ayant partie liée avec le communisme réel et l’horreur soviétique. Ou présentée comme ringarde et rabat-joie face l’omniprésence de la jouissance télévisuelle et entrepreneuriale.
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C’est cette culpabilisation qui est interrompue par le mouvement de 1995. Par son euphorie. Et par le renouvellement des formes de la lutte sociale et de leur contenu d’identification. Je pense ici à l’essor des mouvementismes, lié à des politiques identitaires et contre-identitaires, ainsi qu’au thème radicalement nouveau pour l’extrême-gauche française de la minorité – avec cette idée qu’il est du ressort d’une minorité de résister à l’ordre dominant. C’est d’autant plus important que le communisme a longtemps été une machine à émousser les différences, se montrant aussi aveugle aux particularités que la doctrine républicaine française.
En 1995, ces mouvementismes émergent à la place d’organisations déficientes et inventent des formes politiques nouvelles, liées à la vie quotidienne et à des aspects longtemps jugés non-politiques – le culturel, l’artistique ou le chômage. L’enjeu de la lutte sociale n’est plus seulement la défense du travail, que ce soit par les travailleurs ou par des chômeurs censés retrouver un travail, mais du chômage en tant que situation de vie. Tout cela est assez neuf en France et justifie la césure. Même si, sur le fond, rien n’est interrompu.
Cette décennie est toujours la nôtre, en fait...
Il faut revenir ici à Michel Foucault qui, dans Naissance de la biopolitique, prévient que le libéralisme et le néolibéralisme ne sont pas seulement définis en négatif, avec des formes minimales de gouvernement pour laisser jouer les forces du marché, mais aussi en positif, comme une nouvelle façon de produire la vie, d’instituer des normes, de faire jouir. Le régime néolibéral prend en charge la vie, et t’incite sans cesse à t’épanouir, te « réaliser »... Si c’est ainsi qu’on définit le néo-libéralisme, il émerge bien en Occident à ce moment-là, lié au rejet des vieux carcans dans les années 1960 et 1970, et il mène toujours le jeu aujourd’hui.
Mais à une telle position, il faut ajouter deux changements d’ampleur par rapport à l’élan initial. D’abord, les bouleversements technologiques de la fin du XXe siècle – notamment l’apparition d’Internet, qui accélère ce mouvement en individualisant et virtualisant tout, mais fournit aussi un espace public alternatif nouveau. Et ensuite, le fait que l’actuelle conception dominante du monde et le système l’accompagnant ne sont pas strictement néolibéraux : ils constituent en réalité un attelage étrange entre néolibéralisme et néoconservatisme, ou conservatisme sécuritaire6. Je dis « étrange » parce qu’on oublie – ça paraît tellement naturel depuis le 11 septembre... – que ces deux mouvements idéologiques ne sont a priori pas convergents. D’un côté, il y a le libertaire-libéralisme du grand laisser-faire et des formes de vie à réinventer du moment que le marché organise tout. Et de l’autre s’impose un discours civilisationnel agressif, militariste et interventionniste, axé sur des valeurs religieuses et morales.
Depuis dix ans, ces deux courants font cause commune. Certains événements montés en neige, comme le 11 septembre, justifient cette articulation. Mais il ne faut jamais oublier que la faiblesse du système dominant est là. Que sa fragilité réside dans ces deux dimensions susceptibles d’entrer en conflit.
Cette fragilité ne se manifeste pourtant en aucune façon...
Cela n’obère pas sa réalité. Je crois que la coexistence de ces deux courants relève d’un cynisme suprême, comme une entente entre l’avant et l’arrière-scène. L’ode aux valeurs – retour aux racines, à l’identité, à l’Europe ou à l’Amérique chrétiennes – serait un divertissement spectaculaire : les élites la voient comme un spectacle donné à l’avant-scène et permettant de préserver, en coulisses, l’accord sur l’essentiel. C’est-à-dire sur le néo-libéralisme et ses soutiens publics, sur la préservation des intérêts des classes possédantes.
Êtes-vous islamophobes ou islamophiles ? : les gens se déchirent sur ce type de question. Ce débat de valeurs arrange cyniquement les élites, qui savent que le fond est ailleurs. Rappelons que l’Islam c’est à la fois Al-Qaida et Dubaï – soit l’intégrisme d’une infime minorité, et une tentative majoritaire de concilier religion d’État et développement économique postmoderne accéléré. Rappelons aussi qu’il vaut mieux, pour ces élites occidentales, un Iran sous la coupe des mollahs, menaçant Israël et l’Amérique de façon purement théorique, qu’un Iran communiste ou tiers-mondiste.
Pour revenir à cet étrange attelage... il faudrait peut-être parler de biopolitique sécuritaire pour décrire cette production de normes de défense de la vie, autour des logiques de criminalisation du risque, de principe de précaution et de production médiatique de la peur à l’échelle mondiale. Mais le néolibéralisme c’est aussi l’économie de marché, la formule ne suffit donc pas...
Ne pourrait-on pas résumer tout cela par les termes « société de contrôle » ?
Dans un texte célèbre, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, Gilles Deleuze énonce que l’époque est dominée par un paradigme nouveau : le contrôle a remplacé la discipline – qui est contrainte imposée au corps, obligation physique. Les sociétés modernes s’appuieraient ainsi sur la diffusion sans fin d’un principe souple de contrôle, opérant notamment par délégation à de nouvelles fonctions. Pôle Emploi est une parfaite illustration de ces nouvelles instances de contrôle : ses employés ne sont plus là pour fournir une aide financière ou des conseils, mais pour contrôler l’existence sociale et privée des chômeurs. Et pour s’assurer qu’être au chômage ne soit pas différent d’être au travail.
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S’y ajoute l’endo-flicage, tant les individus ont intégré la nécessité du contrôle. Nous l’éprouvons tous, qu’il s’agisse de nos peurs sur la santé, le réchauffement climatique, les catastrophes naturelles... Il s’agit en fait d’une nouvelle obligation faite à chacun, et que chacun s’impose à soi-même, d’apporter sa pierre à un effort collectif de moindre risque.
Internet joue aussi son rôle dans cette logique d’auto-contrôle. Facebook, par exemple, est devenu une façon pour chacun de s’assurer qu’il a les mêmes modes d’expression et de plaisir, les mêmes soucis anodins que tous ses amis et voisins. Ce n’est pas nécessairement une homogénéisation, mais cette logique de contrôle se diffuse partout.
On se retrouve là bien loin de l’exubérance des années 1980...
Celles-ci revendiquaient en effet l’excès, jusqu’au spectaculaire, au mauvais goût, et au risque d’aller trop loin. Le principe de plaisir de l’entrepreneur, par exemple, était lié au risque vital, donc à des sports extrêmes ; c’est beaucoup moins vrai aujourd’hui. Je pense que l’équivalent – l’équivalent structural, dirait Bourdieu – du saut à l’élastique ou de l’ascension de l’Anapurna dans les années 1980, en tant qu’idéal du cadre performant, serait aujourd’hui le Club Med Gym... C’est là un moyen sans danger de renforcer chaque jour, petit à petit, ses défenses. Le néolibéralisme exige désormais que chacun resserre les boulons et ne gâche pas ses chances.
Les années paillettes et les émissions en prime-time sur l’entreprise réjouie ne pouvaient durer indéfiniment. Il y a une maturation de cet amalgame idéologique, qui apprend à se contrôler après s’être déchaîné. Joue aussi un effet de génération : dans les années 1980, ce composé-là est défendu par des gens qui ont la quarantaine, et passent ensuite le relais à la génération suivante, qu’ils ont matraquée idéologiquement, à qui ils ont répété sur tous les tons : «  Les jeunes, vous n’y pensez pas, ne prenez pas la rue. Les barricades, c’est fini, on les a terminées pour vous. Suivez plutôt la révolution médiatique, technologique, etc... » Une fois le relais transmis s’impose un côté plus posé, moins lié au retournement de veste et moins prosélyte.
Cette nouvelle génération s’identifie parfaitement à son époque ?
Disons qu’elle baigne dedans, dans sa réalité et dans ses mythes. Il faut d’ailleurs le souligner : la question de la production de récits est cruciale à l’âge néolibéral. Il n’y a plus de grands récits idéologiques ou utopiques, et il faut donc que le petit récit individuel – auquel on est condamné, puisque seuls subsistent des formes d’épanouissement et de réalisation individuelles – devienne fabuleux. Par l’horreur, à la American Psycho7. Par la métamorphose de l’entrepreneur égoïste en philanthrope mondialisé, façon Georges Soros ou Bill Gates. Ou par la figure de la minorité vengeant les siens par sa réussite – la femme, l’immigré ou le musulman.
Pour que l’idéologie néolibérale fonctionne, il faut qu’elle se connecte sur une dimension fabuleuse, sur tout un storytelling. Elle le fait très bien : en trente ans, la capacité à produire des histoires convaincantes, permettant aux gens de s’identifier à un collectif, passe ainsi de la gauche à la droite. C’est très marquant. Auparavant, la droite ne proposait qu’un système de valeurs, sans dimension narrative, quand la gauche constituait un grand réservoir utopique d’histoires possibles ; c’est désormais l’inverse : la gauche défend certaines valeurs mais ne parvient pas à les mettre en histoires aussi bien que la droite.
Les conditions de production des histoires sont bouleversées par l’individualisme forcené et l’effritement des structures collectives, ainsi que par la culpabilisation – tout emploi du futur ou du conditionnel, proche de l’utopie, étant jugé suspect... La seule expérience de gauche ayant renouvelé ce réservoir narratif se situe en Amérique du Sud. Ce qui s’y passe aujourd’hui est essentiel : à l’échelle d’un continent et avec un vrai dynamisme d’ensemble, l’indigénisme et le communisme, deux sources de la gauche s’étant souvent combattues, se rencontrent. Il y a dans ces régions une réelle vitalité des luttes et des récits de luttes. L’accession d’Evo Morales à la présidence bolivienne, qui débute par des rébellions de villages contre la privatisation de l’eau8, est ici exemplaire : il n’y a là rien d’idéologique, juste du narratif.
Chez nous, la question du logement et de la ghettoïsation, très concrète, pourrait constituer une semblable source d’histoires ; ce n’est pas le cas, à cause d’une évidente déconnexion entre les producteurs de discours à gauche et les victimes de la guerre sociale. Cette rupture a été inaugurée triomphalement par les socialistes et leur folie technocratique, au début des années 1980.
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Cette rupture est revendiquée. Dans le livre, tu reviens par exemple sur la célébration du bicentenaire de la Révolution française, aussi démesurée que mensongère...
C’est vrai que la célébration du bicentenaire est confiée au publicitaire Jean-Paul Goude : il conçoit un gigantesque défilé de l’histoire française en technicolor, conçu comme un spot publicitaire. Non seulement la Révolution française est terminée, comme les historiens conservateurs le martèlent en présentant le social et la lutte comme une longue parenthèse à refermer. Mais elle est en plus célébrée comme un souvenir publicitaire, avec strass, paillettes et ambiance néo-pop...
On ne peut – pourtant - réduire la question à cet exemple. Un des premiers symptômes du basculement idéologique et du retour à l’ordre moral de la contre-révolution n’est pas de gommer l’histoire, mais d’y revenir. C’est le retour de l’histoire officielle, l’histoire obscène. Celle des vainqueurs.
Source: Article XI

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