jeudi 22 mars 2012

Pauvres sous surveillance: le pouvoir en guerre contre les nouveaux prolétaires

07/03/2012 | 09H27
Crédits photo:  "Louise Wimmer" de Cyril Mennegun (2011).

Alors que la pauvreté se développe en France, le pouvoir mène la guerre à ces nouveaux prolétaires qu’il accuse de profiter de l’assistance de l’Etat. De nombreuses enquêtes et analyses tentent de saisir ce refus de protéger les plus faibles.

Les pauvres n'ont pas que la vie dure : la peau aussi. Tenus d'encaisser les attaques et le mépris des élites gouvernantes sur leur supposée désinvolture ou leur manière de profiter de l'assistance de l'Etat, ils se heurtent aujourd'hui au pire renversement vicieux qui soit : plutôt que victimes, ils seraient la cause du mal français, voire des privilégiés de l'ordre social ! Il suffit d'écouter Nicolas Sarkozy, judicieusement baptisé "président des riches" par les sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot, pour mesurer combien les classes populaires font l'objet d'une mise en cause inédite. En proposant un référendum pour punir les chômeurs qui refuseraient une formation ou un emploi, Sarkozy a pris pour cible les classes populaires, dont il réactive en creux l'étiquette historique de "classes dangereuses".
Cette dérive succède, entre autres, au " cancer" de la société française que représenterait l'assistanat, selon le ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, Laurent Wauquiez. Et cette volonté de mener la guerre aux pauvres souligne paradoxalement combien l'enjeu des classes populaires redevient central dans le débat public.
"Les pauvres ont quitté l'horizon mental des hommes politiques"
Si les sciences sociales n'ont cessé de se pencher sur la question de la pauvreté ces vingt dernières années - à travers les livres de Robert Castel, Gérard Noiriel, Stéphane Beaud, Michel Pialoux ou Serge Paugam par exemple -, les politiques au pouvoir semblaient l'avoir effacé de leurs discours. "Le peuple avait disparu de notre vocabulaire", souligne Clémentine Autain dans un essai revigorant, Le Retour du peuple, qui fait écho au slogan de Jean-Luc Mélenchon "La place au peuple".
"Graduellement et en douceur, les pauvres ont quitté l'horizon mental des hommes politiques, des journalistes, chercheurs, intellectuels", estiment les deux ethnologues Jean-François Laé et Numa Murard dans un magnifique livre, Deux générations dans la débine.
Cette curieuse marginalisation du monde ouvrier dans les représentations collectives et la vie politique fait aujourd'hui l'objet de multiples études qui tendent à dévoiler l'existence persistante de poches de pauvreté. Les poches sont tellement pleines qu'elles ont explosé. La pauvreté touche plus de 8 millions de personnes - 13,5 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, ce qui correspond à 954 euros par mois pour une personne seule, c'est-à-dire 60 % du revenu médian. "Les niveaux de pauvreté sont redevenus équivalents à ceux du début des années 80", précise le sociologue Nicolas Duvoux dans Le Nouvel Age de la solidarité - Pauvreté, précarité et politiques publiques.
"Pourquoi écrire encore sur les pauvres d'aujourd'hui ?" se demandent Jean-François Laé et Numa Murard, revenus plus de vingt-cinq ans après sur le lieu de leur première enquête menée dans une cité populaire à Elbeuf (L'Argent des pauvres, paru en 1985). Précisément pour mesurer, à travers un regard ethnographique, combien la désindustrialisation des villes ouvrières a produit des effets dramatiques.
"Les héritiers de la pauvreté laborieuse devenue pauvreté assistée ont été rejoints par tous ceux que les convulsions de l'économie au cours des décennies suivantes ont jeté dans la débine", écrivent les auteurs.
Le retrait des services publics et l'affaiblissement de la protection sociale ont creusé les plaies d'une pauvreté liée au chômage de masse (10 % de la population active) et qui ne survit que grâce à l'assistance.
Si la question de l'exclusion s'est imposée dans les années 90, l'érosion d'un système de protection attaché au travail en situation de plein emploi n'a cessé ensuite de progresser. D'où le glissement dans la manière de définir les classes populaires, rassemblées sous la bannière du "précariat", imbriquant les deux notions de précarité et de prolétariat.
Dans un livre éclairant, Les Nouveaux Prolétaires, Sarah Abdelnour rappelle que les prolétaires n'existent plus "sous la forme historiquement située et très englobante du salariat ouvrier", qui forme néanmoins encore un quart de la population active (un tiers des hommes pourvus d'un emploi sont ouvriers). Des intérimaires du bâtiment (étudiés par Nicolas Jounin) aux intellos précaires (étudiés par Anne et Marie Rambach), des caissières de supermarché aux jeunes de la restauration rapide, le précariat ressemble à un archipel d'expériences et de situations que la culture ouvrière ne suffit plus à rassembler dans un horizon commun.
Pour la journaliste Catherine Herszberg, auteur d'une enquête intitulée Mais pourquoi sont-ils pauvres ? (clin d'oeil au magistral livre de William T. Vollmann, Pourquoi êtes-vous pauvres ?), tous ces nouveaux prolétaires, "en rupture d'appartenance sociale, abandonnés à leur solitude et à leur inutilité", forment "une collection d'individus" et non "un collectif, marqués d'un sceau négatif que rien de commun ne réunit, excepté le manque". Pour autant, comme le faisait remarquer le sociologue Robert Castel, la "décollectivisation" elle-même est une "situation collective".
"Les ouvriers déclinent mais le peuple grandit", suggère Clémentine Autain, pour souligner que ce qui produit de l'unité, c'est l'expérience de la précarité, de la flexibilité et de la détérioration des conditions de travail. Si les prolétaires ne sont plus assimilables au salariat ou au monde ouvrier, selon Sarah Abdelnour, le terme conserve des vertus. Car la notion, renvoyant à la position d'insécurité, permet "d'insister sur la centralité persistante du travail comme déterminant de la position matérielle et symbolique des individus".
Le mythe du "chômeur volontaire"
A partir de là, comment interpréter la fixation obsessionnelle de la droite sur "la France des assistés" ? Pourquoi l'Etat, pourtant complice de cette précarisation sociale généralisée, se retourne-t-il contre ceux qu'il est censé protéger ? Pour Nicolas Duvoux, spécialiste des questions d'insertion, les bénéficiaires des minima sociaux sont aujourd'hui des "doubles victimes" puisque derrière le mythe du chômeur volontaire, qu'il déconstruit avec brio, "à la précarité vient s'ajouter la suspicion générale".
Contre cette rengaine de l'oisiveté des privilégiés qui ne font rien pour s'en sortir, le sociologue note au contraire un fait massif : certains pauvres ne réclament pas les prestations auxquelles ils ont pourtant droit. Près des deux tiers des allocataires potentiels du complément d'activité du RSA ne le touchent pas, à cause de l'ignorance de leurs droits, de la complexité des dispositifs ou de se voir coller l'image dévaluée des assistés.
Pour neutraliser l'effet psychologique de l'humiliation sociale, il faut réinventer l'Etat providence et "réencastrer" l'autonomie individuelle dans la solidarité nationale.
"C'est parce qu'un individu est protégé qu'il peut devenir autonome", rappelle Nicolas Duvoux, soucieux de refonder un contrat social qui permette de lutter contre les inégalités de revenus par un système d'imposition plus juste, un redéploiement de l'assurance chômage ou le développement d'un service public de la petite enfance.
L'oisiveté des chômeurs privilégiés forme l'une des ritournelles les plus scandaleuses du discours néolibéral dont le pouvoir en place assume l'outrance. Peut-être pourrait-on lui conseiller de lire les récits de ces vies marginales et secrètes, recueillis par Jean-François Laé et Numa Murard : cela pourrait le faire un peu réfléchir, à défaut de voir "la multiplication des petits coups de massue qui accule petit à petit la bête au bord du trou".
Jean-Marie Durand

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