dimanche 18 mars 2012

Tirage au sort ou élection ? Démocratie ou aristocratie ? Qui est légitime pour faire ce choix de société ? Le peuple lui-même ou ses élus ?

Dans un contexte de méfiance générale à l’encontre des responsables politiques, —qui sem-blent défendre de plus en plus les personnes "morales", les géants économiques, contre les personnes "physiques"—, Ségolène Royal a eu le courage de proposer que l’action des élus soit évaluée par des jurys citoyens tirés au sort. Cette idée doublement formidable met en cause à la fois l’élection et l’irresponsabilité politique entre deux élections ; elle a évidemment déclen-ché une bronca chez les élus et leurs sponsors.
C’est une occasion pour nous tous de débattre publiquement (enfin !) du mode de désignation de nos représentants : élection ou tirage au sort ? Et pour quel mandat ? Quand on étudie la question, on s’aperçoit avec surprise que l’élection n’est pas l’icône idéale qu’on nous présente tous les jours de façon un peu mystique et qu’elle est même, peut-être, un outil parfait pour nous manipuler, via nos représentants rendus vulnérables par le coût de leur campagne électo-rale. On s’aperçoit aussi que le tirage au sort a été trop vite jeté aux orties alors qu’il présente des qualités inestimables pour le plus grand nombre. On s’aperçoit enfin que le choix de l’élection, il y a 200 ans, a été imposé… par des élus… et n’a plus jamais été débattu depuis.
On présente souvent le "gouvernement représentatif" comme "le moins mauvais système". Résignation trop rapide ; on pourrait concevoir de bien meilleurs systèmes, qui associeraient élection et tirage au sort, par exemple, à condition toutefois de faire attention à ceux qui les écrivent : le plus important n’est pas qui vote la constitution, mais qui la propose ; selon le choix des auteurs des institutions, on peut bloquer l’évolution démocratique.
Et si on osait s’approprier les choix confisqués par des experts et faire nous-mêmes le point ?
1. D’un côté, chacun constate que le suffrage universel ne tient pas ses promesses d’émancipation : l’élection induit mécaniquement une aristocratie élective, avec son cortè-ge de malhonnêtetés et d’abus de pouvoir. Avec l’élection, les riches gouvernent toujours, les pauvres jamais.
Vers le XVIIIe siècle, une grande idée est venue soutenir l’élection : toute autorité n’est légi-time que par le consentement de ceux sur qui elle s’exerce (consentement que ne permet pas le tirage au sort, ce qui explique en partie sa mise à l’écart).
Mais après deux siècles de pratique, on constate que l’élection :
-pousse au mensonge, avant l’élection et après (avant la réélection),
-impose ou prête le flanc à la corruption : campagnes électorales ruineuses ; "ascenseurs à renvoyer", pantouflage, lobbying,
-étouffe les résistances contre les abus de pouvoir : droit de parole réduit à un vote épi-sodique, déformé par un bipartisme de façade, et finalement s’avère naturellement élitiste, verrouille l’exclusion du plus grand nombre de l’accès au pouvoir, et transforme les riches en surhommes qui se croient tout permis, jusqu’à imposer eux-mêmes les institutions.

Hum… Et c’est censé être le meilleur système ? Peut-être, mais pour qui ?...
2. D’un autre côté, chacun devrait apprendre (à l’école ?) que le tirage au sort a longtemps été reconnu, d’Athènes à Montesquieu, d’Aristote à Rousseau, comme la modalité principa-le, incontournable, des valeurs d’égalité et de liberté. Il a sombré dans l’oubli sous d’injustes critiques : il ne pose aucun problème insurmontable. Avec le tirage au sort, le riches ne gouvernent jamais, les pauvres toujours.
Le tirage au sort respecte fidèlement la règle démocratique de l’égalité : arbitre idéal, im-partial et incorruptible, à travers un échantillon représentatif il respecte mécanique-ment les proportions réelles en ne lésant personne, il protège la liberté de parole et d’action de chacun, il facilite la rotation des charges (qui empêche la formation de castes et qui rend les gouvernants sensibles au sort des gouvernés car ils reviendront bientôt à la condition ordinaire) et il dissuade les parties d’être malhonnêtes au lieu de les inciter à tricher. 1
Par ailleurs, le tirage au sort ne présente aucun danger de désigner des personnes incompé-tentes ou malhonnêtes si on lui associe des mécanismes complémentaires, établis dans le souci de l’intérêt général et non de l’intérêt personnel des élus :
- on ne confie pas le pouvoir à un homme seul mais à des groupes,
- ne sont tirés au sort que les volontaires (chacun se comporte ainsi comme un filtre),
- les tirés au sort sont soumis à un examen d’aptitude,
- ils sont surveillés en cours de mandat et révocables à tout moment,
- ils sont évalués en fin de mandat, et éventuellement sanctionnés ou récompensés.
Montesquieu fait remarquer que c’est la combinaison des contrôles et du volontariat qui donne la garantie de la meilleure motivation.
Une telle organisation protègerait mieux l’intérêt général que les institutions actuelles.
3. Concrètement, on pourrait imaginer des systèmes mixtes, prenant le meilleur des deux idées en les combinant astucieusement.

Pour la sélection des représentants, les citoyens devraient pouvoir proposer libre-ment les représentants qu’ils préfèrent. Par exemple, un tirage au sort de quinze person-nes serait effectué parmi les 5% des citoyens les plus soutenus, volontaires, et la sélec-tion pourrait se terminer par un vote parmi ces quinze : le principe du consentement préalable des citoyens serait ainsi maintenu et même renforcé. La corruption serait effi-cacement combattue.
Pour l’organisation des débats au Parlement, on pourrait prévoir une Assemblée Na-tionale élue, qui serait chargée d’écrire les lois mais qui, avant d’imposer ces lois, devrait convaincre de leur utilité une Assemblée des Citoyens tirée au sort (une assemblée qui nous ressemble aurait ainsi un droit de veto, en plus d’un droit d’initiative et de contrô-le). Plus démocratiques, ces institutions imposeraient aux professionnels de l’AN d’écouter et de respecter le peuple qu’ils représentent, tous les jours et pas tous les cinq ans, à travers un débat permanent et honnête.

Pour la désignation d’une Assemblée Constituante honnête (dont les membres n’écrivent pas des règles pour eux-mêmes), on devrait absolument éviter l’élection (qui permet aux partis de nous imposer leurs candidats, à la fois juges et parties dans un pro-cessus constituant) et préférer le tirage au sort (qui laisse toutes leurs chances aux indi-vidus désintéressés et libres de toute discipline partisane) : tirage au sort parmi les per-sonnes volontaires, éventuellement parrainées par quelques centaines de citoyens.
Les Athéniens faisaient de l’isègoria —le droit de parole égal pour tous à l’assemblée— le pilier fondamental de toutes leurs libertés.
Mais aujourd’hui, qui pose les questions dans les "démocraties" ? Qui conserve l’initiative ? Les partis privent tous les hommes libres de l’indispensable isègoria.
En France comme ailleurs, ce n’est pas aux hommes au pouvoir d’écrire eux-mêmes les limites de leurs propres pouvoirs (la constitution). Ce n’est pas aux élus de décider à notre place si l’élection vaut mieux que le tirage au sort : ce choix de société ne peut être tran-ché que par référendum.
Étienne Chouard

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