mardi 3 avril 2012

Morts aux Ritals !


paru dans CQFD n°97 (février 2012), rubrique , par Mathieu Léonard
mis en ligne le 03.04.2012 - commentaires
Entre 1890 et 1910, on comptabilise une soixantaine d’incidents xénophobes dans le monde ouvrier français. Rixes entre ouvriers français et belges dans le Nord, affrontements sanglants entre Italiens et locaux dans les carrières de Senlis, contre des Espagnols dans l’Aude, ces divers incidents expriment une même protestation contre l’embauche d’une main-d’œuvre étrangère. La revendication d’un protectionnisme du travail national n’est pas sans rapport avec la montée en puissance des ligues nationalistes et antisémites, à une époque où le mouvement ouvrier organisé est encore en gestation – la CGT se constitue en 1895 – et l’idée internationaliste est quasimment oubliée depuis la scission de l’Association internationale des travailleurs en 1872. Le nationalisme sert d’ultime refuge aux ouvriers exposés au chômage et privés de formes de solidarités sociales effectives. Dès lors l’ouvrier nationaliste joue contre son camp en renforçant la domination du patronat national.
« Les étrangers nous prennent nos places, nos emplois, nos fiancées », peut-on lire dans la lettre d’un ouvrier adressée à un député à la fin des années 1880. Les griefs principaux sont que les immigrés pèsent à la baisse sur le salaire et dégradent les conditions de travail, ce qui est loin d’être avéré à qualification égale. Par contre, il est évident – et c’est une constante toujours à l’œuvre – que les besognes les plus pénibles, les moins bien payées, donc délaissées par les ouvriers locaux, sont majoritairement dévolues aux travailleurs immigrés.
Les Italiens constituent alors la main-d’œuvre étrangère la plus importante et… la population la plus exposée. En 1881, Marseille avait d’ailleurs connu une chasse à l’homme contre les Italiens (15 % de la population urbaine) restée dans l’histoire sous le nom de « Vêpres marseillaises ». Bilan : 3 morts et une vingtaine de blessés. En août 1893, la compagnie des Salins du midi recrute 920 ouvriers payés au rendement pour le battage et le levage du sel. La crise économique rend plus âpre encore la concurrence entre les travailleurs saisonniers qui se distinguent en trois catégories : les « Ardéchois », les « trimards », composés de vagabonds, et les « Piémontais » au nombre de 410. Les équipes sont mélangées. Dans ce désert salé et sans ombre, à huit kilomètres d’Aigues-Mortes dans l’Héraut, tout commence par une bagarre le 16 août. Les trimards, moins rodés à la tâche que les Italiens, reprochent à ces derniers d’imposer des cadences trop intensives. Un Italien est accusé d’avoir rincé sa chemise pleine de sel au-dessus du baquet d’eau potable des trimards. On en vient aux mains et au couteau. Par vengeance, les trimards colportent la rumeur jusqu’au bourg que des Italiens ont tué des Aigue-Mortais et appellent à la « chasse à l’ours ». Lourdement avinés, les trimards s’arment de bâtons, les Aigue-Mortais de fourches et de fusils. La population aux fenêtres, se croyant aux courses camarguaises, encourage les féroces patriotes. Le drapeau français est brandi pendant qu’on assomme et tue les ouvriers italiens jusqu’au lendemain, sous les yeux des gendarmes et des édiles locaux. Durant la curée, un drapeau rouge est aussi déployé, ce qui n’est pas fait pour dissiper la confusion, et lorsque la troupe cherche à intervenir, la meute s’y oppose aux cris de « Fourmies », en référence à la fusillade par l’armée des mineurs deux ans auparavant dans le Nord. Le bilan est de 8 morts, enterrés en toute hâte, et d’une vingtaine de blessés. Lors du procès, l’accusation charge les Italiens et trouve un bouc émissaire ; le jury acquitte les assassins en dépit de preuves évidentes. La presse nationaliste applaudit. Le mythe des cadavres d’Italiens reposant au fond des marais demeurera longtemps. Cette tuerie entachera durablement les mémoires locales et nationales du sceau de la honte. La production d’un discours xénophobe à prétention sociale, gommant la véritable lutte des classes, ne peut vraisemblablement avoir que de funestes conséquences.
À lire : Gérard Noirel, Le Massacre des Italiens – Aigues-Mortes, 17 août 1893, Fayard, 2010.

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