lundi 6 juin 2011

Billet : Avec l'affaire DSK, le XXIe siècle a des airs de XIXe



Il paraît que ce sont les vainqueurs qui écrivent l'histoire, comprenez : des hommes, blancs, aisés, puissants. Plus de deux semaines après le début de "l'affaire DSK", on peut constater qu'au vu du vocabulaire employé par la presse ce sont encore eux qui ont sévi. Normal, jetez un oeil sur les ours des quotidiens et magazines français : peu, voire pas du tout de femmes à leurs directions. On ne s'étonnera pas que la narration médiatique du présumé crime sexuel perpétré par DSK ait fini par susciter l'indignation des féministes. Ou plutôt si, on s'en est étonné jusqu'à l'écoeurement : en 2011, on en est donc encore là ?
Car le plus intéressant, le plus effrayant aussi dans cette affaire, c'est qu'elle aura été le formidable révélateur de faits jusqu'alors enfouis sous des apparences policées, civilisées : lutte des classes et inégalités entre les sexes seraient toujours, plus que jamais, d'actualité.
D'abord il y a eu l'obscénité du mot "ami" : les "amis" de DSK, dont Robert Badinter, Jean-François Kahn, BHL, Jack Lang, ont tous volé au secours de leur "ami", révélant ainsi un niveau de connivence que tous se seraient empressés de dénoncer chez Nicolas Sarkozy. On se souviendra longtemps de l'ardeur de certains d'entre eux à minimiser le présumé crime sexuel de leur "ami" à coups de "troussage de domestique" (Jean-François Kahn, qui a eu l'élégance de s'excuser) et "il n'y a pas mort d'homme" (Jack Lang). Ce qui fait le plus mal, c'est que cela vienne de la gauche, d'une intelligentsia de gauche qui semblait prête à sacrifier un peu vite une petite domestique guinéenne sur l'autel de ses privilèges.
L'autre mot obscène aura été "courage" : celui supposé d'Anne Sinclair. Ex-célébrité du petit écran mais surtout richissime, Sinclair aurait passé vingt ans à avoir le bon goût de tourner la tête dès que les agissements de son mari ne l'arrangeaient pas. Dans le langage masculin, ça rime donc avec "courage" et "dignité" : bref, une femme "extraordinaire"... Et si on s'interrogeait sur ce type d'attitude ? Il n'est évidemment pas question de juger ici la vie privée d'Anne Sinclair, sans doute plus complexe que cela, mais d'interroger le préjugé selon lequel une femme trompée, qui reste aux côtés de son mari envers et contre tout, serait un parangon du "courage".
S'il y a des mots qui dérangent, il y en a d'autres qui gênent par leur absence. Si journalistes et proches de DSK connaissaient ses tendances à la consommation sexuelle compulsive, aucun ne l'aura taxé de "nymphomane" : un terme humiliant strictement réservé aux femmes, que la presse aurait aussitôt appliqué à Ségolène Royal ou Martine Aubry si elles avaient eu le même problème, détruisant à jamais leurs carrières politiques.
Mais DSK est un "séducteur"... comme si c'était mieux. Et personne de préciser qu'un homme marié qui "séduit" est capable de tous les mensonges ("Oui, je suis marié, mais au fond, pas vraiment") pour mettre une fille dans son lit.
Comment, dès lors, avoir confiance en un homme ainsi rompu à l'art de la manipulation et de l'abus des autres ? Conclusion : un homme blanc, puissant, qui aurait agressé une femme de chambre noire ; sa femme riche qui finance sa carrière et fermerait les yeux sur ses incartades par ambition ; une amicale de puissants qui les soutiennent - c'est ainsi que s'est racontée l'affaire DSK, bafouant toutes nos certitudes : quand la gauche s'est mise à ressembler à la droite. Et le XXIe siècle, au XIXe...
Nelly Kaprièlian Les Inrocks

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