ECHAFAUD / mardi 16 août par JACQUES GAILLARD
Si vous coincez un « investisseur », tenez-le bien : avec ses états d’âmes, il est en train de couler la démocratie…
Un match de cricket, c’est quoi ? Vingt-deux anglais en blanc entrent sur la pelouse, un arbitre souffle dans son sifflet, et il se met à pleuvoir. Une crise économique, c’est quoi ? Les investisseurs bandent mous, les bourses dégringolent, et on appelle Elie Cohen à la télé.
Entendons-nous bien : je n’ai absolument rien contre Elie Cohen, bien au contraire, c’est un homme charmant, toujours bien coiffé, sympathique (le papy idéal, comme on parle de gendre idéal) et très clair dans tous ses propos, qui témoignent d’études parfaitement réussies et de responsabilités pédagogiques joliment assumées. Nothing personal : je fais d’Elie Cohen, dans ces lignes, la synecdoque de tous les économistes, en vrac, les ultra-libéraux, les libéraux, les moyens-libéraux, les régulateurs, les pas régulateurs, les sourds, les malvoyants, les polygames, tous les économistes, ne soyons pas regardants. Au fait, la synecdoque, c’est la partie pour le tout. Autrement dit, l’élément qui permet de résumer un type. Vous n’aviez pas pigé ? Eh bien, comment faites-vous pour vous dépêtrer du vocabulaire des économistes ? et des métaphores boursières ? Vous voyez que, quand on est un peu savant, c’est facile de se payer la fiole du lecteur ou de l’auditeur…
VOUS AVEZ DIT : ZINZINS ?
Par exemple, chaque jour, vous entendez au moins cent fois une voix éclairée vous expliquer ce que pensent, font, ressentent, méditent, exigent, attendent les investisseurs. Et si je vous demande ce que c’est, un investisseur ? Montrez m’en un , je vous montrerai une synecdoque. L’investisseur, c’est qui, c’est quoi ? Allez, dico, investir :
1. conférer à quelqu’une une dignité (« le premier ministre a été investi »)
2. assiéger une place militaire, cerner, attaquer (« les Anglais ont investi Orléans »)
3. placer de l’argent en vue de faire des profits.
Comme vous le voyez, l’investisseur est d’abord un ennemi, c’est ensuite seulement qu’il est un prédateur. Mais cela ne nous dit toujours pas QUI désigne le mot « investisseur » dans les « éléments de réponse » (ah, ça, ils aiment la formule ! modeste et professionnel, le vrai chic journalistique !) qu’on vous balance en rafales.
Certes, on vous dira qu’il y a les investisseurs privés, et les investisseurs institutionnels. Ceux-là, quand on est branché finances ou qu’on fait semblant, on les appelle les « zinzins », c’est vachement marrant, surtout quand on pense que les zinzins, c’est le gros paquet des « personnels morales » de la finance, grosses banques, sociétés d’assurance, firmes de trading, fonds de pension, bref, la planète-finance soi-même.
LES INVESTISSEURS PRIVÉS C’EST COMME LES LAPINS NAINS
Vous aurez compris qu’en comparaison, les « investisseurs privés », c’est le clou de girofle dans le pot-au-feu, juste pour donner un semblant de goût démocratique à cette armada de bulldozers financiers. D’un point de vue économique, pas vrai, monsieur Cohen ?, les investisseurs privés, c’est comme les lapins nains, ils n’existeraient absolument pas, on ne s’en rendrait même pas compte. Ils sont là pour accréditer l’idée très fausse que tout le monde peut devenir rentier. Quand on pense que l’on chipote sur le cannabis et que cette drogue boursière est en vente libre…
RISKY BUSINESS ?
Mais, dira-t-on, investir, c’est prendre des risques. Sacrés farceurs ! La première chose qu’on vous apprend, en éco, pas vrai, monsieur Cohen, c’est que le principe d’une bonne spéculation, c’est de ne prendre aucun risque.
Ou le moins possible. Par exemple, ce qui permet de calculer et de limiter le risque, c’est l’information. Bon, alors on fait dans l’information.
Le mieux, c’est d’informer soi-même. Par exemple, une agence de notation, ça informe. Le reste suit. Logiquement. Comme la météo. On ne se demande pas ce que serait la météo si elle était payée par les vendeurs de parapluie. Là, ce sont les banques qui banquent. Les zinzins, les gros zinzins. Donc, je vais être forcé (désolé) de vous demander de réfléchir.
Voilà la situation : des organismes financiers colossaux trustent le pognon investi dans le monde ; ils ont inventé des produits dérivés pourris, quelques gros poissons craquent, la crise éclate, par conséquent, les actions baissent ; pourquoi les actions baissent ? parce que les investisseurs les vendent, ils ont pas le moral à cause de leurs erreurs précédentes ; et pourquoi la crise s’aggrave ? parce que les actions baissent ; et elles baissent parce que les investisseurs estiment risqué de les garder ; donc qui fabrique la crise ? Et en aval, les états trinquent, font du social, de l’aide aux banques, de la relance économique, bref de la dette, et les investisseurs disent chic, on a trouvé qui crucifier - et à qui faire payer.nos conneries. Si vous trouvez un cercle plus vicieux, présentez-le au Guiness Book.
POUR SUPPRIMER LE RISQUE, ON INVESTIT PAS : ON SPÉCULE
Quel risque peut prendre un investisseur s’il place du pognon ? un seul : paumer son pognon. S’il prétend supprimer ce risque, il n’investit pas, il spécule ; donc, en fabriquant de la crise, les zinzins veulent nettoyer un système qu’ils ont eux-mêmes pollué sciemment avec leurs fonds poubelles et autres escroqueries, forcer les états à relever leurs taux et imposer d’autres manœuvres de rigueur qui vont encore enfoncer les fauchés, bref, assainir le paysage, et on repart nickel en rachetant bien bas les actions qu’on a dépréciées, le cul assis sur des bons du trésor à l’intérêt majoré, ben oui, le risque, mon bon, ça se paie et ça paie, il suffit de faire racheter de la dette par la banque européenne ou le FMI, ça cale le moteur – et hop !
INVESTISSEURS, COMBIEN DE DIVISIONS ?
Alors là, je dois faire un aveu : pour la première fois de puis que Sarkozy sait lire, j’ai été d’accord avec Minc ; juste au passage, mais d’accord avec lui quand il a descendu Standard & Poor’s en disant qu’ils « faisaient l’intéressant ». Mais c’est qui, ce standard et ce pauvre ? Combien de divisions ? Ils ont vu la Madone, ou quoi ? Ils peuvent noter le roquefort ? Résultat, toute la nuit j’ai rêvé qu’on foutait le feu à Standard & Poor’s (j’ai bien dit : rêvé). Sans doute parce qu’on avait bavassé plein de métaphores d’incendies la veille sur les chaines dont je me gave, les bourses s’embrasaient (ça doit faire vachement mal), les Etats devaient éteindre l’incendie, et Standard & Poor’s soufflaient sur les braises, voilà bien la preuve qu’il ne faut pas jouer avec le feu.
DÉGRADONS STANDARD AND POOR’S
Ils ont dégradé les Etats-Unis ? Nous, on a dégradé Dreyfus, et déjà, c’était une connerie. Après tout, pourquoi on ne dégraderait pas Standard & Poor’s ? Allez, à la niche, débarrassez l’immeuble avec vos calculettes, vos mocassins hors de prix et vos bretelles de gagneurs, laissez la coke dans le tiroir du haut, vous venez de fabriquer quelques millions de chômeurs dans le monde, salopards, on vous dégrade, maintenant vous allez travailler vraiment, essayez le terrassement, c’est mieux que le fitness pour les abdos, allez livrer des pizzas dans le Bronx, on demande des planteurs de manioc en Somalie, mais lavez-vous les mains d’abord, vous êtes toxiques, Standard & Poor, tiens, je vais plus loin que Minc, vous ne faites pas seulement les intéressants, vous faites des morts, évaluez vos morts, notez vos dégâts, calculez combien la planète ramasse de blessures quand vous balancez vos appréciations distinguées.
T’ES QUI, TOI ?
Tiens, je me lâche ! Pendant plus de cinq minutes, et cinq minutes, dans un JT, c’est long, c’est la jauge « galipettes de DSK », avec un logo « spécial crise des Bourses » fabriqué en rouge flamme dans le coin gauche de l’écran, pendant cinq bonnes minutes j’ai entendu l’Economiste du 20 heures nous dire ce que devraient faire les politiques pour « rassurer les investisseurs ». Mais merde, moi, je n’ai aucune envie qu’on les rassure, les vautours ! Pourquoi ferait-on ce qu’attendent les marchés, les banques, Standard & Poor’s ?
T’es qui, mon gars, pour faire l’ordonnance ? On sait bien que docteur, en Sciences Humaines (j’en suis !), ça veut dire se faire tamponner « bonne viande » par cinq collègues, cela s’appelle de la cooptation, comme dans les conseils d’administration peuplés d’illettrés à particule, on sait même, quand on y a trempé, que le terme « recherche », dans cette zone, a un sens véritable aussi rarement que « miracle » à Lourdes ; on sait que l’économie n’est pas une science exacte, et peut-être même pas une science au sens dur du terme, à moins qu’on la fasse dériver des mathématiques, ce qui explique pourquoi les polytechniciens se flattent imprudemment de la piger ; on sait que dans l’histoire des crises, il n’y a qu’une constante, c’est que la veille encore les économistes ne les avaient pas vu venir ; on sait tout cela, et il faudrait que le Président, le gouvernement, les citoyens et leurs animaux domestiques fassent ceci à Paris, ça à Washington, et encore un peu ça à Bruxelles, sans oublier de descendre les poubelles parce que demain c’est le tri sélectif compost qui passe ?
VOS GUEULES, LES BOURSES !
Je me répète : monsieur l’Economiste du 20 h, t’es qui ? qui t’a fait roi ? qui t’a élu ? Tu n’es qu’un thermomètre, pépère, dans le meilleur des cas, il faut garder la modestie des thermomètres, la plupart savent qu’ils ne fréquentent que des trouducs, dans un vrai pays de la vrai vie, il y a des politiques, avec des responsabilités, les y-à-qu’à, c’est leur job, et s’ils se plantent, on les vire, ce qui fait une énorme différence avec les « investisseurs » invisibles, insaisissables, invirables.
La loi du marché, c’est déjà bôf, mais la tyrannie des boursess, ça suffit comme ça ! Il est où, De Gaulle ? qui aura les burnes de dire aujourd’hui que la politique ne se fait pas à la corbeille ? Il ne manquerait pas, des fois, un Coluche à gauche et un Desproges à droite pour sonner le tocsin ?
Alors, les investisseurs, vos gueules, les mouettes ! Vous êtes qui ? Vous vous prenez pour qui ? Qu’est ce que vous avez fait, dans la semaine, pour qu’on crève moins en Somalie ? Nous, on a envoyé 30 millions, du vrai fric d’impôts de citoyens d’une démocratie, c’est pas beaucoup, un petit mois de nos pious-pious en Libye, mais c’est un geste – et vous ? Ils ont fait quoi, Standard & Poor’s, pour redresser Lehman Brothers ? Et les autres, qui ont cramé Kerviel et ont spéculé à mort sur la Grèce, c’est quoi leur contribution à la beauté du monde ?
Ah, évidemment, quand la nana du JT roucoule « faudrait-y pas plus de gouvernance européenne, des fois ? sait-on jamais ? dites-moi-voir, monsieur l’expert… » (« gouvernance » est, dans la bouche des journalistes, un de ces mots-patchouli qui masquent l’odeur de pied du simple citoyen), « Eh bien un bon coup de gouvernance, je dirais pas non », dit l’Economiste du 20 heures, « voilà ma prescription de gouvernance, pour les moyens, à vous de voir, trouvez le fric, pompez la dette, moi, les voies et moyens, c’est pas ma charrue ! »
Bref, si on balance encore un sac de boulons sur les services publics, si l’on gèle le SMIC, si l’on ferme les hostos un jour sur deux, il s’en fout. Nous pas. C’est le problème.
Bon, je vais être réglo, et remercier Elie Cohen. Sans lui, et ses explications qui, malgré la naiveté de son ordonnance, étaient claires et mesurées, je n’aurais pas compris à quel point l’économie libérale vivait à nos dépens : c’est la négation absolue de la démocratie.
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