mercredi 17 août 2011

REFUSER DE PARTICIPER SELON LES RÈGLES ACTUELLES


J’ajouterais juste à ce tableau quasi exhaustif des méthodes utilisées pour lutter contre les causes et les effets de la crise qu’en France (mais aussi très certainement un peu partout en ‘Occident’) une partie de l’opposition se joint au concert des pleureuses sur le sort de la dette publique et de la croissance, pour entonner in petto le chant de la réduction irréfragable de ces mêmes déficits.
De l’autre côté de l’Océan Atlantique, ceux que l’on dénommait les « indignés » des États-Unis, les ‘révoltés’ du Wisconsin, n’ont pas pu et ne pourront sans doute pas non plus inverser les rapports de force sur la mise en œuvre d’un plan d’austérité par le gouverneur républicain de l’État, Scott Walker, malgré une procédure inégalée de ‘recall elections‘ (élection ‘rappelée’ par les électeurs insatisfaits) par 9 sénateurs de l’État, les républicains étant d’ores et déjà assurés de conserver la majorité au sénat de l’État du Wisconsin. La loi très réactionnaire sur les syndicats publics et le plan d’austérité drastique resteront donc applicables.
Si on y ajoute donc l’incapacité actuelle des indignés à transformer leurs mouvements en actes politiques, les très fortes mobilisations grecques qui se sont toutes écrasées sur le mur, l’échec des grèves et manifestations à répétition sur la réforme des retraites en France, la récupération réactionnaire du pouvoir en Grande-Bretagne face aux émeutes et même la difficulté des révoltes arabes à traduire en programme politique leurs désirs de justice sociale et de lutte pour une meilleure répartition des richesses, force est de constater que tous les moyens, y compris l’insurrection contre les pouvoirs en place, ont été utilisés avec le résultat que l’on connaît : le maintien et même l’accroissement des politiques d’austérité, le maintien et même l’accroissement des inégalités de répartition de richesses.
On pourrait évidemment souligner, comme le fait Jérome Grynpas, que l’absence de corpus idéologique nuit gravement à la santé des révoltes, tout comme l’absence de ‘front commun’ nuirait gravement à l’efficacité de la lutte elle-même, comme le montre le Yéti. On pourrait aussi souligner que la fabrique du consentement chère à Noam Chomsky et Edward Herman marche à plein régime actuellement, permettant ainsi au système de perdurer plus que de raison. Mais ce serait aussi oublier combien de nouveaux médias (internet, téléphonie portable) ont modifié depuis l’analyse de cette fabrique et que les révoltes arabes, dans un contexte bien plus défavorable que la démocratie américaine, se sont néanmoins jouées de cette usine à gaz là.
On pourrait enfin dire que le système est définitivement trop fort parce qu’il retourne chaque opposition à son avantage, que les citoyens sont tous des veaux et qu’ils n’ont que ce qu’ils méritent, que seul le système lui-même est en mesure par ses propres agissements à induire les transformations qui précipiteront sa chute (la paupérisation croissante des prolétaires, selon Marx, permettra à la fois d’augmenter l’armée des révolutionnaires et à la fois de créer les conditions d’une crise économique qui emportera le système avec elle) et on n’aura toujours pas épuisé le sujet. Car (du moins en Occident) nous sommes notre propre obstacle pour réussir à transformer le système car nous en faisons partie.
C’est là toute la force de la sphère financière : avoir compris que sa meilleure garantie de survie n’était pas un pouvoir incommensurable mais bien d’intégrer le plus possible d’individus dans les rouages de ses machineries. Si la concentration des richesses n’a rien à envier à l’Ancien Régime, la possibilité d’accéder à la richesse actuellement a été étendue à toute personne désirant participer au système de production et de répartition de celles-ci, certes en préservant les privilèges de ceux qui possèdent déjà mais au moins cette possibilité ne relève plus des seules conditions de naissance ou d’appartenance à un État. Illusion, car la majeure partie de la richesse est concentrée dans les mains des 10 % les plus riches mais l’essentiel est bien de faire accroire que l’accès à la richesse est la chose la mieux partagée : c’est ce que l’on pourrait appeler « la base sociale du système ». Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, l’Assurance Vie (AV) en France est un actif financier détenu par 62 % des ménages, juste après l’épargne sur livret.
Soit 17 millions de ménages et 24 millions d’assurés…
Le fait même que les ménages ‘employé’ et ‘ouvrier’ soient encore minoritaires (environ un tiers) à posséder une AV alors que les ménages ‘cadre’ le sont à 53 % ne signifie pas, malgré cet accès différent selon les classes sociales, que ce type d’actif financier ne s’appuie pas sur une véritable assise sociale : la plus grande progression entre 2004 et 2010 peut être observée parmi les ménages ‘Autres inactifs’ (soit, en gros, les chômeurs) : de 2,5 % à 18,3 %. Par conséquent, dans ce type de système, toute action s’opposant à ses fonctionnements devra, sous peine de subir une force d’inertie au moins égale à celle que l’action engendre, intégrer ceux qui participent à ce système dans l’élaboration et la mise en œuvre de telles actions. Sur un autre aspect (les retraites par capitalisation), Frédéric Lordon avait démontré il y a quelques temps la même logique : « un effet structurel de verrouillage définitif de la libéralisation financière ».
A moins donc de créer des masses de schizophrènes, toute action aura à cœur d »intégrer cette réalité, pour la transcender. Mais comment dépasser un système où toute action d’opposition pourrait conduire à une ‘mutilation’ (‘auto-mutilation’, en fait) personnelle et collective ?
La réponse pourrait peut-être se trouver dans un certain type de mouvements, conduits au 20ème siècle, pour l’obtention de droits ou de libertés élémentaires : l’absence de participation au système.
Deux exemples. C’est par l’absence de participation aux règles ségrégationnistes dans les transports en commun des États du Sud des États-Unis que les partisans du mouvement des droits civiques ont eu gain de cause, politiquement, quant à la reconnaissance de ces mêmes droits civiques. Et c’est aussi par l’absence de participation (la ‘non-coopération’, selon Gandhi) au système de consommation de coton importé que les Indiens ont porté le fer contre le colonialisme anglais (mais aussi en allant chercher le sel directement à la mer, afin d’éviter les taxes anglaises).
Dans les deux cas, cette absence de participation aux systèmes, l’un ségrégationniste, l’autre colonialiste, a fait s’effondrer progressivement ces deux systèmes, ce qui n’enlève en rien la radicalité des actions menées ni même parfois les rapports de force visant à (dé)montrer la violence intrinsèque de ces deux systèmes. S’extraire des systèmes permet donc de ne plus jouer selon les règles du jeu que d’autres ont définies : cela permet de sortir de la dialectique infernale victime/bourreau et de mettre en avant les logiques mortifères et vicieuses des systèmes ainsi visés par la ‘non participation’.
Concernant la crise actuelle, 2 constats peuvent être faits :
1/ le système politique (en démocratie) a produit la dérégulation du secteur financier, l’a sauvé de la faillite et refuse obstinément ne serait-ce que réfléchir aux possibilités de réguler à nouveau la sphère financière. La consanguinité sociale, le partage de valeurs et d’intérêts identiques, le conformisme, etc. font qu’en dehors des partis politiques dits ‘extrêmes’ (dont les solutions proposées sont aussi ‘extrêmes’ qu’inopérantes sur le système financier), partis au pouvoir ou partis d’opposition se refusent d’affronter radicalement la crise financière. Les élections perdent peu à peu leur sens, à savoir pouvoir trancher entre diverses politiques publiques, puisque les gouvernements élus continuent les politiques menées par les gouvernements battus.
2/ « la base sociale du système financier » permet à celui-ci d’être ‘alimenté’ régulièrement en épargne et surtout de replier les individus sur leurs seuls statuts sociaux, à l’encontre même de leurs ‘désirs’ politiques.
Plus cette base sociale sera large et plus difficile sera la tâche du système politique à réformer le système financier puisqu’en démocratie, c’est la majorité qui décide : dès lors que la majorité se confond avec celle de la base sociale du système financier, celui-ci se verrouille sur lui-même. Pire, celui qui participe à ce système tire profit des malheurs des autres puisque selon un chercheur, « Les contrats d’assurance vie en euros et fonds en euros des contrats multi-supports offrent jusqu’à 4,5 % de taux de rendement sur lesquels les compagnies d’assurance sont déjà allées chercher des frais de gestion. Pour offrir de tels taux, ils ont dû acheter des papiers obligataires plus risqués. Il n’y pas de rendement sans prise de risque. Il y a aussi le jeu de l’État qui est à la fois juge et partie : d’un côté, il encourage l’épargne en assurance vie au travers d’avantages fiscaux et de l’autre une partie de l’assurance vie est investie en bons du trésor français qui est une façon pour l’État de se financer. C’est le mécanisme d’une bulle. ».
Très clairement, la stabilité ou l’augmentation des rendements offerts dépendent donc des difficultés d’autres pays quant à leur dettes (la Grèce par exemple) mais aussi des avantages fiscaux consentis par l’État pour capter cette épargne, soit autant de recettes en moins générant autant de déficit budgétaire supplémentaire, générant ainsi autant de profits et de rendements pour les épargnants, etc. Participer à ce système donc, c’est aussi, involontairement ou non, contribuer à participer à un système de prédation.
Concrètement, les actions d’absence de participation proposées seraient les suivantes :
-         non participation (abstention, vote nul, vote blanc) aux élections tant que des mesures (cf. plus bas) permettant de libérer le politique du carcan financier ne seront pas intégrées dans les débats et les programmes politiques. Si c’est le cas, le citoyen reste libre de déterminer parmi les partis qui proposent de telles mesures son choix politique ;
-         retrait ou arrêt d’alimentation des AV qui alimentent un tiers de la dette française, pour un placement sur un compte courant ou sur de l’épargne réglementée (dont l’objet est de financer des actions d’intérêt général, comme le Livret A avec le logement social), tant que les mesures permettant de juguler la spéculation ne seront pas prises.
Quant aux mesures proposées, elles seraient les suivantes :
1/ stopper radicalement la spéculation et redonner au politique la capacité d’élaborer les choix de politiques publiques, sans être sans cesse sous la pression des marchés : interdiction des paris sur les fluctuations des prix
2/ interdire l’existence légale d’espaces financiers où le droit ne peut plus accéder : interdire les transactions financières avec les paradis fiscaux
3/ stabiliser le système monétaire, qui est à la dérive depuis 40 ans et qui permet non seulement les paris sur les monnaies mais aussi que la concurrence exacerbée entre pays/monnaies ne produise pas autre chose que la montée des tensions financières (bulles, inflation, etc.) et nationalistes : système monétaire de type bancor (au niveau mondial ou européen)
Ces actions et ces propositions permettent de réconcilier le citoyen et le bourgeois. Elles sont simples à comprendre : refuser de continuer à participer avec les mêmes règles. Elles peuvent se mettre en œuvre immédiatement et selon les capacités propres à chacun. Ces mesures sont universelles, tant pour les pays concernés qu’indirectement pour les pays qui subissent les effets de leurs absences (refus d’une solution ‘nationale’ ou nationaliste). Elles se fondent sur des principes simples : refuser un système basé sur la prédation financière, refuser l’assujettissement du politique au financier, condition sine qua non au débat démocratique (sur lequel les opinions personnelles de chacun restent évidemment légitimes). Elles sont simples à mettre en œuvre : signer un manifeste public et agir individuellement. Elles sont légales. Elles sont sûres : à l’inverse de ce que prônait Cantona, les individus ne retirent pas l’argent du système financier (problème de sécurisation des actifs). Ils le transvasent sur un compte à vue non rémunéré (afin de ne pas reproduire les tares mêmes du système de prédation) ou sur de l’épargne réglementée. Elles allient la responsabilité individuelle et l’éthique de conviction. Elles sont pacifiques mais aussi radicales : le retrait des assurances-vie pourrait contribuer à l’effondrement du système financier, ainsi que l’abstention pourrait profiter aux extrêmes pour qu’elles parviennent au pouvoir. Mais dans les deux cas, avec les mêmes règles du jeu, n’aurons-nous pas de toute façon et l’effondrement et les extrêmes au pouvoir … mais en y ayant participé ?
Ces mesures ne préjugent pas des orientations des politiques publiques dont seuls les citoyens auront à choisir, par le biais de leurs représentants désignés, lors d’élections ou lors de référendums. Mais une fois ces mesures prises, alors on pourra aborder concrètement les questions suivantes (entre autres) : la richesse (sa création, sa répartition, sa nature), le travail, la fiscalité, les déficits, la propriété, …
PS : pourquoi les AV et pas d’autres actifs financiers ?
En premier lieu parce que c’est l’actif le plus répandu après l’épargne sur livret. C’est donc le fait qu’il fasse ‘base sociale’ qui est important. L’épargne réglementée, du fait du financement d’actions d’intérêt général, ne peut être concernée, sans compter que ses montants sont plafonnés.
Le second point est éminemment en lien avec la question de la dette publique puisqu’une part majoritaire des contrats sont en euros, au travers des obligations d’État. Or, à travers les obligations, c’est tout le système de mise en coupe réglé des États par la sphère financière qui est abordé, sans compter l’aspect de prédation qui en est généré. Le dernier point tient à la fiscalité de l’AV, fiscalité favorable, qui contribue par ailleurs à des rentrées moindres pour l’État, générant ainsi des déficits budgétaires récurrents, donc ‘structurels’, créant ainsi une ‘rente perpétuelle’.
Avec l’AV, on est donc au coeur du système financier. Et en plein dans sa « base sociale ». Mais aussi pleinement dans les questions qui relèvent du politique.
Source: Blog Paul Jorion-Zebu

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